Vous êtes entrepreneur dans le secteur de la tech depuis plus de 15 ans et avez cofondé Breega en 2013. Sur le temps long, quelles tendances avez-vous pu observer dans l’écosystème des start-ups françaises ?
Maximilien Bacot (MB) : De mon point de vue l’élément le plus marquant est la très forte structuration du secteur en dix ans. En 2013, la Banque Publique d’Investissement (Bpifrance) était toute juste créée. Le travail de Nicolas Dufourcq et de ses équipes est à saluer : il a permis de poser les jalons du secteur et la dynamique actuelle doit beaucoup aux efforts de Bpifrance qui, aidée par les fonds de venture, a rendu possible l’éclosion de cet écosystème de la Frenchtech. Au niveau micro, la perception des start-ups a évolué : dans les années 2000, l’entrepreneuriat faisait bien moins partie des possibilités professionnelles évoquées par les jeunes diplômés. En une décennie, on a vu apparaître des cohortes d’entrepreneurs bien formés et motivés qui débarquent chaque année : la courbe d’apprentissage est impressionnante ! On se moque parfois de la culture start-up et des anglicismes qu’elle véhicule, mais c’est un marqueur indéniable de l’acculturation internationale des profils et de projets, avec un effet de convergence — ou dois-je dire un « catch-up » ? — entre les écosystèmes français et anglosaxons.
Les start-ups françaises vous semblent donc désormais mieux armées en termes de ressources et compétences ?
MB : Dans l’évaluation de la viabilité de projets entrepreneuriaux, la qualité de la composition d’équipes s’est nettement améliorée, c’est une évidence. On a actuellement beaucoup plus d’exemples sur le marché de porteurs de projet qui n’en sont pas à leur premier projet d’entreprise. On rencontre également de plus en plus de profils opérationnels qui viennent de scale-up et qui ont la volonté de se lancer. Je prendrai pour exemple le parcours de Patrick Asdaghi, qui a été CMO de La Fourchette avant de fonder Foodchéri puis de récidiver en co-fondant Carbon Maps. La tendance de fond qui émerge du flux des projets que j’évalue, c’est l’augmentation très nette du degré de préparation des équipes : les skill sets sont plus étoffés et les équipes plus complémentaires. Il me semble également très clair que les entrepreneurs ont une conscience de plus en plus aiguë des erreurs à éviter sur le plan managérial et organisationnel.
Depuis la faillite de la SVB, la menace d’une crise financière internationale a ressurgi. Comment le contexte financier de 2023 influence-t-il la vie des start-up ?
MB : Positivement ! Cette réponse peut surprendre, mais nous entrons dans un cycle où les financements et les valorisations s’assainissent. Les valeurs techs ont connu une année 2022 agitée, à l’exemple de Stripe dont la valorisation a été divisée par deux. Mais il faut se souvenir d’où nous partons : d’un environnement où les liquidités étaient surabondantes et où de nombreux projets — sans doute beaucoup trop — étaient financés à l’aune d’un critère unique : le potentiel de croissance. En 2020-2021, l’afflux de liquidité était tel qu’il fallait prendre des décisions de financements en trois jours, sans avoir le temps d’évaluer objectivement la capacité des équipes à exécuter leurs projets.
Les entreprises comme Uber qui justifiaient des pertes colossales par leur potentiel de croissance ne seraient plus financées aujourd’hui ?
MB : Non, clairement pas. On a pu croire par le passé que certains projets étaient viables alors qu’ils perdaient 1 ou 2 milliards de dollars par trimestre et que l’horizon de profitabilité se dérobait sans cesse. La promesse de certaines entreprises était de prendre tout le marché ou de changer de génération technologique, et les investisseurs achetaient cette promesse, tour de table après tour de table. Aujourd’hui, avec la remontée des taux d’intérêt, il y a moins de liquidité et les exigences des investisseurs augmentent : la croissance est évidemment recherchée, mais pas découplée de l’efficacité opérationnelle, ni de la rentabilité future. Le taux de croissance du chiffre d’affaires n’est plus le seul KPI déterminant, et l’attention portée à la maîtrise opérationnelle et à la gestion des coûts va s’accroître. Les Venture Capital (VCs) en charge de financer les projets adopteront un regard plus global sur les projets. De fait, la valorisation des start-up reflétera davantage la qualité de leurs équipes, projets et technologie.
Cette attention soulignée que vous évoquiez sur le critère d’efficacité opérationnelle ne risque-t-elle pas de tuer dans l’œuf certains projets prometteurs ?
MB : Dans la phase d’amorçage — pre-seed et seed —, l’efficacité opérationnelle n’est pas évaluée au moment des premières levées de fond. Les modalités d’accès aux financements ne changent pas, car l’objectif de cette phase reste inchangé : démontrer l’existence du marché, définir les possibilités de croissance puis comprendre et tester le go-to-market. Les itérations avec les clients sur la proposition de valeur sont nécessaires à ce stade, et les VCs le comprennent parfaitement. En revanche, pour les Series A et Series B, on ne peut plus se contenter d’afficher de la croissance tous les mois quoiqu’il en coûte. Les processus doivent être adaptés pour que la croissance ne soit pas l’unique conséquence d’une augmentation du cash burn. Cette évolution est indispensable. Quand on a une industrie très valorisée et qu’il existe des doutes sur sa pérennité, on crée des conditions d’illiquidité, et personne ne veut prendre le risque. La survalorisation des start-up crée les conditions endémiques pour que les marchés décrochent.
Quels KPI les VCs utilisent-ils pour évaluer la qualité de la gestion des start-up ?
MB : Principalement le ratio [net burn]/[net new revenue] annualisé. Lorsque ce ratio est inférieur à 1, l’efficacité opérationnelle est au rendez-vous. Même si la jeune pousse perd de l’argent, un ratio autour de 1 indique qu’elle a le potentiel pour générer de la croissance en maîtrisant ses coûts. En dessous de 1, on est capable d’atteindre un horizon de profitabilité. Si ce KPI est sous contrôle, on peut certes perdre de l’argent, mais la rentabilité finira par être au rendez-vous. Le cas d’école Exotec, première licorne industrielle, dont l’efficacité opérationnelle est excellente, montre qu’on peut déterminer la trajectoire de profit de la start-up de manière quasi balistique à l’aide ce ratio.
Comment envisagez-vous l’avenir de l’activité de Venture Corporate ?
MB : Quitte à paraître trop optimiste, j’estime que les années à venir seront passionnantes aussi bien pour les entrepreneurs que pour les financeurs ! On va demander aux entrepreneurs de construire des projets soutenables à tous points de vue. Le sujet n’est plus de faire de la croissance à tout prix, mais de générer plus de valeur qu’on en détruit. La qualité et la pérennité des projets vont augmenter, et mécaniquement le marché va devenir à nouveau plus liquide et offrir de vraies options de développement long term (trade sell, adossement industriel, IPO). À terme les conditions semblent favorables à un marché du financement de la tech stable, liquide et créateur de valeur.
Quels vous semblent être les atouts du vivier de la France pour relever les défis qu’implique la mutation dans le financement de la tech ?
MB : Travaillant aussi bien à Paris qu’à Londres ou à Barcelone, j’estime que la spécificité française réside dans une culture scientifique très développée. Les entrepreneurs français sont excellents dans de nombreux domaines tech, notamment en IA et data science (Algolia, Dataiku) ou dans le secteur des cryptos/web3 (Ledger). Nous sommes également bien placés dans le développement de l’informatique quantique avec de nombreux projets de qualité. Je pense à Alice & Bob qui fait partie du portefeuille de Breega, ou encore à Pasqal. Exotec, qui est aujourd’hui valorisé plus de 2 milliards de dollars, est la vitrine de notre savoir-faire en robotique : tout est fabriqué en France avec une maîtrise opérationnelle remarquable.
Et pour terminer, qu’est-ce qui selon vous pourrait manquer aux startuppers français ?
MB : La France est un pays qui est à la fois assez grand et trop petit. On peut y commencer des projets, mais la projection à l’international est plus difficile : les entrepreneurs n’ont pas accès au même marché que leurs homologues américains par exemple, qui eux travaillent sur une aire plus grande à explorer, avec une unité de langue et de culture. Structurellement, il est beaucoup plus difficile pour les start-ups françaises d’aller faire du business en Allemagne ou au Royaume-Uni, faute d’homogénéité culturelle : les réglementations, les normes et les attentes ont des divergences notables d’un État à l’autre. Mais cela ne me semble pas rédhibitoire : nous devons progresser en intégrant des réflexions sur l’internationalisation des projets dès leur démarrage. Le fait qu’il y ait peu de PME en France n’aide pas non plus : il manque un tissu de « clients — partenaires ». Le CAC40 ou le SBF 120 peuvent fournir des opportunités aux start-ups françaises, mais on manque d’acteurs-relais de taille intermédiaire, qui constituent les meilleurs sparring-partners pour nos jeunes pousses.
Par Maximilien Bacot, Co-fondateur du VC Breega