La presse mondiale a retenu du rachat de Red Hat, le premier éditeur de Linux, la plus grosse acquisition de l’histoire d’IBM. Mais que faut-il en attendre ?
“Diversifier nos activités de matériel informatique et de conseil dans des produits et services à plus forte marge”. C’est en ces termes qu’une annonce de Reuters dimanche 28 novembre dans la soirée a présenté l’annonce de l’acquisition de Red Hat, premier éditeur mondial de logiciels open source, par IBM.
34 milliards de dollars, même avec les dettes de l’éditeur, c’est en effet la plus grande acquisition du géant historique de l’informatique. A rapporter à la valorisation boursière du groupe, 114 milliards de dollars. Et IBM a mis le paquet pour s’assurer que la transaction tournerait à son avantage, avec une offre de 190 dollars par action, soit une prime de 63% par rapport au cours de clôture de vendredi.
Une acquisition dans le ‘mouv’ des consolidations
Certes, IBM n’est pas étranger aux méga-acquisitions, mais dans des effets d’échelle inférieurs. Cognos en 2008 contre 5 milliards de dollars, Softlayer en 2013 contre 2 milliards, Weather Channel en 2015 également contre 2 milliards de dollars. Sur ce coup, IBM a dû se tourner vers Lazard, Goldman Sachs et JPMorgan Chase pour assurer le financement de la transaction.
Si les enchères grimpent, ce n’est pas seulement lié à la valeur de l’entreprise acquise. Ces dernières années, de larges mouvements de consolidation ont été engagés, entraînant des surenchères pas toujours justifiées, mais en tout cas spectaculaires : Marketo en cours d’acquisition par Adobe (5 Md$), GitHub acquis par Microsoft (7,5 Md$), CA Technologies qui passe dans le giron de Broacom (19 Md$). Et il a mieux qu’IBM dans les IT, avec EMC acquis par Dell pour 67 milliards de dollars.
Que recherche IBM ?
“L’acquisition de Red Hat change la règle du jeu. Elle change tout sur le marché du cloud. (...) Cette acquisition est clairement liée aux synergies de croissance. Il ne s'agit pas du tout de synergies de coûts”, a déclaré Genny Rometty, la CEO d’IBM, qui signe ici soit le plus gros coup de sa carrière, soit un aller simple pour la porte ! Où faut-il chercher les synergies ?
“La plupart des entreprises ne disposent actuellement que de 20% de leur cloud computing, mais louent la puissance de calcul du cloud pour réduire leurs coûts. Les 80% suivants visent à libérer de la valeur commerciale réelle et à stimuler la croissance. C'est le prochain chapitre du cloud. Cela nécessite de passer des applications métiers au cloud hybride, d’extraire plus de données et d’optimiser chaque aspect de l’activité, des chaînes d’approvisionnement aux ventes."
Depuis sa création, en 1993, Red Hat est le chef de file de la communauté du libre, éditeur de son produit phare, la distribution du système d’exploitation Linux qui porte son nom. En la matière, les deux groupes se sont rapprochés depuis longtemps, IBM est un des grands contributeurs, supports et partisans de l’open source.
Il faut souligner également le modèle économique récurrent de Red Hat, le support, la maintenance et la personnalisation des solutions, qui génèrent des revenus d’abonnement. Face aux ventes de licences logicielles et de serveurs mainframe qui ralentissent, et alors que tous ses concurrents - Microsoft, Oracle, SAP, etc. - tentent avec plus ou moins de succès de changer ce modèle bousculé par le cloud, l’acquisition prend du sens.
Ce qui d’ailleurs s’inscrit dans les initiatives prises par IBM ces dernières années, visant à limiter la casse de la chute des ventes de matériels traditionnels, dont le géant s’est d’ailleurs en grande partie séparé depuis longtemps, en misant sur de nouveaux produits et services comme Watson ou l’IA (Intelligence Artificielle). Des solutions qui au passage reposent sur les technologies de supercalculateurs développés en interne.
Le cloud hybride en point de mire
Mais, ce que les organisations qui ont accompagné IBM sur cette opération ont souligné, c’est la stratégie de cloud hybride que semble vouloir porter IBM au travers de l’acquisition de Red Hat. Selon les analystes de Barclays, avec ce rachat, IBM se dote “d'un actif hautement stratégique pour faire progresser ses initiatives de cloud hybride”. Tandis que chez JPMorgan, on souligne “l’importance des technologies cloud ouvertes et hybrides pour aider les entreprises à dégager de la valeur”.
Cette stratégie se place dans la continuité des accords entre les deux sociétés, qui visent en particulier à faciliter la migration des applications métiers vers le cloud, de manière sécurisée. En mai dernier, au delà du support d’IBM sur le stockage Red Hat Ceph et Gluster, ainsi que l’engagement (déjà acquis) à soutenir OpenStack, elles se sont engagées à intégrer technologies et services pour soutenir le cloud hybride. On notera à ce titre que l’acquisition de Red Hat par IBM pourrait bien bouleverser la communauté du stockage cloud. Les prochaines consolidations dans ce secteur seront à observer de près...
En fait, IBM fait un pari sur l’avenir. Et sur le socle technologique qui supporte déjà les stratégies de demain. Aujourd’hui dominent les infrastructures ‘on premise’ et le cloud privé, équipés à environ 60% en technologies Microsoft. Chez les géants du Web, les GAFA, les infrastructures sont pilotées par des applications open source, qui présentent également la propriété de se plier à la personnalisation. Quant à l’hybridation, elle va permettre la bascule vers les infrastructures ouvertes, même estampillées Microsoft. Il faut rappeler que l’un des freins à l’adoption du cloud, c’est la nature exclusive du marché et de ses acteurs, qui empêche la portabilité des données et des applications sur plusieurs clouds, limite la cohérence de leur gestion, et soumet les données à la question de la sécurité des environnements multi-clouds.
L’acquisition de Red Hat s’inscrit également dans l’émergence de nouvelles technologies qui s’appuient sur des infrastructures de micro-serveurs et micro-services : l’IoT (Internet des Objets) et le Edge (infrastructures de proximités). C’est l’opportunité pour IBM d’affirmer sa présence, voire de reprendre le contrôle sur une partie du marché.
Que va-t-il advenir de Red Hat ?
Le calendrier du rachat s’y prête également : en attendant la validation des régulateurs du marché - à l’ère Trump, cela ne devrait être qu’une formalité côté US, ce sera certainement plus discuté en Europe -, l’acquisition n’interviendra pas avant le second semestre 2019.
Par contre, l’autonomie de Red Hat au sein du groupe IBM pose question… Il semblerait que l’éditeur restera une entité distincte, préservant son indépendance et sa neutralité, ce qui serait souhaité par le marché, dont une partie ne voit pas forcément d’un bon oeil l’arrivée de Big Blue. Jim Whitehurst, le président de Red Hat, continuera à diriger la société après l’acquisition et rejoindra la direction d’IBM. Un exemple de large succès d’une filiale qui a su conserver son indépendance existe : VMware, acquise par EMC puis à 82% dans le panier de la mariée suite au rachat par Dell.
L’accueil de la communauté open source et le risque de remise en question de sa participation aux contributions seront de précieux indicateurs. D’ores et déjà, IBM et Red Hat ont indiqué qu’ils resteront attachés au maintien de la liberté de l’open source, via leurs engagement dans Patent Promise, GPL Cooperation Commitment, Open Invention Network et LOT Network.
Quant à l’ambition de Genny Rometty de rejoindre les GAFAM… Il n’est pas certain que le rachat de Red Hat puisse aboutir à un tel bouleversement du paysage !
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