La précision des capteurs, la croissance phénoménale des puissances de calcul, l’omniprésence de la donnée et l’Intelligence Artificielle ancrent, cette fois-ci, le virtuel dans le réel. Cette évolution est une redéfinition fondamentale des frontières entre architecture et ingénierie, entre créativité et technique, entre être humain et abstraction.
Quand la maquette, aussi poussée fut-elle, n’avait de pertinence que durant la phase de conception d’un projet, le jumeau numérique intervient durant tout le processus : de l’idée à l’usage du bâtiment, jusqu’à son évolution dans le temps. Si son ancêtre intégrait déjà les dimensions techniques d’une construction, lui considère tous les éléments de contexte disponibles, et permet d’accompagner toutes les phases de vie d’un bâtiment, depuis sa conception jusqu’à sa démolition.
L’art et la matière
L’architecte occupe une position particulière : il opère à la frontière entre la technique et l’art, entre le concept et la matière. Il imagine un projet, ses lignes, ses courbes, sa texture, son intégration dans son environnement, puis lui propose un réel, lui oppose un contexte, le confronte au concret. L’architecte passe de l’idée au dessin, du dessin à la maquette, de la maquette à la réalité. Le jumeau numérique accélère considérablement ce processus : il permet de passer de l’idée à plusieurs dessins, de chacun de ces dessins à plusieurs maquettes, et de ces multiples maquettes à plusieurs scenarii. Une ouverture des possibles presque sans limites.C'est là toute l'ambivalence des jumeaux numériques : ils décloisonnent le travail de l’architecte en lui offrant un volume considérable d’opportunités, tout en réduisant son rôle à celui (fondamental, entendons-nous bien) de penseur, de concepteur au sens le plus propre du terme. Le progrès technologique s’immisce ainsi dans chacune des composantes techniques de l’architecture, si bien que les agences adaptent leurs ressources et leurs compétences à cette nouvelle donne. La compétence informatique est devenue essentielle, pour optimiser celle de l’architecte. Les agences qui sous-traitent, ou sous-utilisent les jumeaux numériques souffrent d’un retard considérable et irrémédiablement croissant. En n'exploitant pas tout leur potentiel, elles exposent leurs projets et leurs collaborateurs à de plus grands risques d’erreurs, à de plus grandes incompréhensions entre les différents corps de métier nécessaires au chantier.
Le jumeau numérique n’est pas un outil de plus, c’est une plateforme générale d’optimisation qui crée du lien entre les personnes, qu’il rassemble autour d’un outil commun et d’un langage unique, entre l’humain et la technologie, entre le concept et la vie d’un bâtiment. Le jumeau numérique met fin à l’opération de traduction autrefois nécessaire pour passer du langage de l’architecte à ceux des différents techniciens, puis à ceux des différents corps de métiers engagés dans la construction du bâtiment. Chacun parlait alors son propre langage, car chacun disposait de ses propres outils et de ses propres méthodes. Il fallait en quelque sorte pour chaque étape “traduire” son langage technique dans le langage technique de l’autre. Sans jamais dissoudre les spécificités des approches spécifiques propres aux différents métiers, le jumeau numérique unifie ces processus par le biais d’un langage commun du début à la fin de la création puis de l’édification d’un bâtiment.
Effet de mode vs mode de vie
Pour intégrer l’aspect réglementaire (les normes énergétiques, les P.L.U…), le jumeau numérique n’a pas son pareil. Pour modéliser les scenarii susceptibles d'avoir un impact sur un bâtiment non plus. Sur l’optimisation technique de ce même bâtiment ? Encore moins. Alors, le jumeau numérique, un architecte 2.0 ? Pas si vite… Car il manque à sa grille d’analyse et de compétences deux éléments fondamentaux : la conception depuis une page blanche et la perception sensible de la vie d’un bâtiment et de ses occupants. Or, c’est là le premier rôle de l’architecte : penser le bâtiment pour correspondre aux modes de vie (ou l’inverse).Prenons l’exemple d’un concours d’architecture : comme dans l’art, il est tout à fait possible d’envisager qu’un tel concours soit remporté par une IA, si son cahier des charges est technique et précis. En revanche, difficile d’imaginer une IA s’adjuger la première place d’une compétition qui mettrait à l’honneur des projets inédits, jamais pensés préalablement par un cerveau humain. Étymologiquement, l’architecte est “le premier constructeur” ; le jumeau numérique ne le privera pas de ce statut – en tout cas, pas dans un avenir proche. Si en se démocratisant, le jumeau numérique donne l’opportunité à tout le monde de créer un concept et d’en simuler la viabilité, c’est sur la dimension la plus essentielle du concept, la plus brute aussi, que se joue la véritable compétence de l’architecte.
Plus qu’un enjeu cantonné à la sphère technologique ou au progrès, les perspectives offertes par les jumeaux numériques questionnent ainsi la place de l’humain, son organisation. Tout jumeau numérique permet de simuler une quantité impressionnante de situations, d’intégrer toutes les données disponibles, répondant au désir de contrôle absolu qui caractérise bien souvent l’espèce humaine. Mais ce faisant, il retire la maîtrise de l’outil qui permet ce contrôle. Dans ce contexte, il semble essentiel de maintenir une part de rêve pour nourrir une créativité parfois menacée par une restriction de la réalité future à un ensemble de scenarii plus ou moins probables. L’architecte de demain doit réinventer son métier autant que son sujet, dépasser son champ de compétences initial, faire la synthèse de l’ensemble des savoir-faire disponibles et prendre de la hauteur. Alors que le progrès technologique n’a jamais été aussi innovant en matière d’architecture, l’heure serait-elle à l’archi architecte : un architecte doublé de son jumeau (numérique, bien sûr) ?
Par Matthieu Piat, Leader Smart Territory chez Prodware Innovation Design