Non, la question du design n’est pas de créer toujours plus « original »…

Lorsqu’il a pris à une firme l’idée saugrenue de présenter un smartphone qui se plie en deux, écran compris, sans charnière apparente, les premiers commentaires entendus furent : « C’est très design! ».

La première chose qui m’est venue à l’esprit, moi designer, a pourtant été : mais à quoi bon ?

De fait, pour beaucoup le design est synonyme d’originalité et d’innovation technologique. Apple est la firme mondiale ayant le plus contribué à populariser la figure du produit commun transfiguré par le design, en lui associant rupture technologique, modification des usages et rupture esthétique. Mais la force d’Apple - du temps de feu Steve Jobs - relevait en fait essentiellement de la recherche de la plus grande justesse possible d’un produit que l’on met au monde. Le macintosh, l’iPod, l’iPhone, ont avant tout été pensés pour offrir le meilleur de la technologie à des publics à qui il n’était pas destiné. Pour réussir cela, l’inconnu (pour la plupart des gens) de l’équation était Jonathan Ive, designer, amoureux de Dieter Rams, mis en roue libre par Jobs. Pas la puissance de la toute dernière puce de chez X ou Y ; pas la fantastique définition en pixels des dalles écran, surpassant depuis un moment déjà les capacités humaines de perception : tous ces tristes arguments employés à présent par un Tim Cook tentant de camoufler le manque absolu d’innovation.

Le véritable ressort de cette réussite n’était donc pas à proprement parler technologique : il était fait d’empathie, de compréhension des usages, de capacité à imaginer comment simplifier la vie au lieu de la complexifier.

… ni même plus technologique…

C’est très exactement la même philosophie qui anime les productions du groupe japonais Muji. Proposer les produits les plus « justes » dans tous les domaines. Justesse des formes, des matériaux, des process de fabrication, afin d’obtenir une grande justesse de prix, des usages, de l’économie de ressources, du moindre impact environnemental. Il y a 15 ans de cela, les designers Jasper Morrison et Naoto Fukasawa inauguraient à Tokyo une exposition de 200 objets d’usage courant, dessinés par d’illustres anonymes, qui tous portaient à leurs yeux la même qualité de rendre parfaitement service avec discrétion et efficacité, même sur le très long terme. Ils avaient partagé ce constat commun devant quelques objets banals puis au fil des années en avaient fait une théorie délicieuse qui se formalisa sous le titre/qualificatif de « Super Normal ». Rien d’étonnant à ce que Fukasawa fusse un des designers ayant accepté de dessiner anonymement pour Muji, pour qui en l’occurrence il aura notamment conçu un formidable lecteur de CD musicaux mural.

A l’autre bout du spectre, le design se rapproche furieusement du champ artistique, et je suis aussi passionnément admiratif des explorations exubérantes d’un Etorre Sotssas, de la poésie folle des lampes de Sylvain Dubuisson, ou de la capacité des frères Bouroullec à produire de la délicatesse, du charme et de la justesse culturelle partout où ils interviennent, de Versailles à leur rideaux composables d’algues par exemple.

L’urgence de sortir de l’emballement

Le questionnement que je souhaite partager ici, ne se fonde donc pas sur un goût immodéré pour l’ascétisme, le dépouillement monacal, et son corollaire phantasmé d’un anti-technologisme radical « Amish ».

Par contre la prise de conscience internationale de la densité de la crise écologique en cours, réchauffement climatique en tête mais également effondrement de la biodiversité et épuisement progressif des ressources, a allumé nombre de signaux d’alarme rejoignant les préoccupations classiques du design quand celui-ci s’efforce de respecter la « justesse » que j’ai évoquée ci-avant. Or à mesure que nos métiers, et nombre d’autres, affirmaient leur intérêt à participer à la lutte contre les catastrophes annoncées liées à l’anthropocène, sont apparues toutes sortes de résistances visant à nier les risques à venir, dont notamment un positivisme forcené répétant à l’envi que la science et la technologie trouveront des solutions en temps et en heure. Le terme consacré pour cela est « techno-solutionnisme ». Je manque de place pour en développer ici une critique et renverrais simplement à cet essai de Philippe Bihouix, « Le bonheur était pour demain » qui s’en charge fort bien.

Avec ces réserves en tête lorsqu’on aborde l’innovation technologique, il est beaucoup plus facile de ne pas céder à l’émerveillement. A quoi bon ? donc… Une question purement formelle, issue d’un solide précepte qui guide mon travail : « ce n’est pas parce qu’on peut le faire qu’il faut le faire ». A cette aune hélas, la plupart des « innovations » sont à peine des amusements (des écrans enroulables, la belle affaire?), très souvent de fausses promesses (des usines de captation de CO2 islandaises, dont la construction en masse et l’utilisation consommeraient plus de CO2 qu’elles n’en capteront jamais) et méritent plus de défiance que d’admiration béate.

Le progrès sait aussi être épouvantable…

Sans compter que même une innovation réussie au point d’envahir le monde comme le téléphone portable, et son dernier avatar le smartphone, possède en soi un grand pouvoir de nuisance dont on prend difficilement conscience et qui relativise sa vertu. Quelque affection que l’on ait pour cet outil, force est d’admettre qu’il a profondément changé le monde. Il est étrange pour moi d’avoir connu une planète sans PC, sans internet, et a fortiori sans mobiles. En 55 ans, les bouleversements ont été innombrables, mais ce qui m’aura le plus marqué fut la transformation des relations interpersonnelles. Tel un parasite symbiotique, le petit boitier téléphonique s’est très vite interposé entre les hommes, proches comme inconnus. Il a capté une grande partie de l’attention ordinaire, étanchant les gens à leur environnement. Il a changé les temporalités, jusqu’aux plus simples des politesses comme celle d’arriver à l’heure à un RDV, incongrue alors qu’il est devenu possible d’annoncer son retard en direct tout en finissant son déplacement. Il nous a rendu plus dépendants que jamais à l’électricité : la panique de la fin de batterie! L’inquiétude qui nous saisissait en croisant un homme parlant tout seul dans la rue ou devant des gens criant seuls au milieu d’un restaurant, a progressivement disparue pour devenir normalité. La conviction qu’il est indispensable pour chacun d’être immédiatement joignable à tout moment en tout lieu est venue conforter l’insistante antienne du consumérisme : l’individualisme érigé comme ultime liberté humaine, comme si nous ne faisions plus partie d’un corps social.

Tout progrès a un coût qu’il est bon de mesurer. L’innovation n’est pas l’ennemi, mais elle est loin d’être l’absolu que l’économie ultra-libérale promeut avec tant d’insistance, et en tant que designer, bien que fasciné par la modernité, mon cœur est partagé et comprend aussi profondément cette humanité nostalgique que chante Souchon dans « La beauté d’Ava Gardner ».

Alors, si on prenait le temps de ralentir un peu, et plutôt que de faire tout ce qui paraissait impossible peu de temps avant, au risque que ce n’en soit l’unique justification, si nous apprenions à faire avant tout avec justesse ?

Par Eric BROSSERON, Directeur Artistique chez Hanami - Graines de design