Depuis novembre 2022, l’intelligence artificielle générative a débarqué en fanfare dans les quotidiens avec ChatGPT. Réticence, excitation et fantasme se mêlent dans l’esprit de ses usagers, notamment dans celui des professionnels de tous les secteurs.

En 2023, 82 % des grandes entreprises dans les pays de l'OCDE ont entrepris des projets d'IA, contre 75 % en 2022. Elles se sont mises en ordre de bataille pour créer de nouveaux outils intégrant l’IA. Cette ruée vers l’IA pose une réflexion quant à l’expérience utilisateur : quel challenge spécifique rencontre l’UX au cœur de cet essor technologique à la fois inédit et encore opaque ?

UX Designer, la « to do list » pour démarrer la conception d’un service IA

1 - Fixer dès les débuts la capacité technologique dont dispose l’entreprise pour sa solution

Si le brief de départ du projet est d’utiliser l’IA pour augmenter un service ou un produit et que des profils data et développeurs se retrouvent en force lors de la réunion de lancement… Il y a fort à parier que l’envie de proposer une solution intégrant une IA générative soit davantage poussée par la R&D et le business plutôt que par les utilisateurs du terrain !

Même si la règle d’or en conception centrée utilisateur est de commencer par les besoins et non par les solutions, un projet IA est souvent à aborder comme un défi d’innovation technologique.

Les équipes ont donc besoin d’être challengées sur ce qu’elles se pensent capables de réaliser, à partir de quels gisements de données et surtout de savoir expliquer le projet dans des termes non-experts pour faciliter les futurs échanges !

2 - Recentrer l’éthique dans le cadre de ce projet IA spécifique

Aucun membre de la R&D ou expert technique IA ne doit découvrir cette problématique, sans pour autant vouloir dire qu’ils l’auront totalement assimilée dans le cadre de leur propre projet. Probablement que les aspects entourant la qualité des données ou la maîtrise des biais ont été réfléchis, mais ont-ils abordé :
  • Le risque de délégation de responsabilité de l’utilisateur vers l’IA ?
  • Le risque de perte de compétence des utilisateurs finaux dans la durée ?
Il faut aborder rapidement ces réflexions pour parvenir à positionner l’IA dans un rôle adapté : est-elle employée sur le cœur de métier de l’utilisateur ou sur ses tâches auxiliaires ? L’interface poussera-t-elle les utilisateurs à relire et double-checker par leurs propres connaissances ou autres sources les résultats délivrés ? Les résultats seront-ils formulés comme des vérités ou des suggestions ? Une mise en évidence des scores de fiabilité ou de sensibilité existera-t-elle ? etc.

Ces questions, loin d’être accessoires, affinent la valeur ajoutée du projet et préparent dans tous les cas l’arrivée de la loi EU AI Act encore en pourparlers aujourd’hui. A cette fin, l’éthique, la responsabilité et la gouvernance forte sont à intégrer lors du design de la solution pour rendre tangible le respect des concepts fondateurs que désire voir émerger notre continent.  

3 - Militer si nécessaire pour que le travail de conception ne se restreigne pas aux interfaces de résultat

L’IA générative a besoin de grandes quantités de données pour apprendre et évoluer : c’est un peu un enfant qui grandit – avec ou sans votre aide ! Aujourd’hui de nombreux logiciels sont développés sur un temps projet défini, puis mis en production et laissés tel quel, figés, pendant plusieurs années. Or les modèles mêmes des IA sont conçus de telle façon qu’ils visent à se développer en absorbant toutes les données reçues, au risque de dériver complètement en l’absence de monitoring et de ré-entrainement réguliers sur des données qualitatives.

Pour réaliser un travail de service design complet, en tant qu’UX Designer, il est effectivement préférable d’interroger tous les outils nécessaires au déploiement et à la vie de l’IA, dont son back-office pour travailler sur l’algorithme ou a minima des fonctionnalités spécifiques au ré-entrainement par les usagers dans le front office.

Il est nécessaire d’entreprendre un vrai travail de simplification de design pour démystifier des interfaces actuellement complexes et ainsi déléguer, après la mise en production, tout ou partie de l’entraînement du modèle à des experts métiers peu ou non-techniques.

Doit-on personnifier l’intelligence artificielle ?

Depuis des années, fleurissent des assistants portant des noms et adoptant des voix qui leur confèrent un genre humain : Alexa, Siri… Et même ChatGPT est humanisé par le simple fait qu’il réponde en langage naturel en formant des phrases et des paragraphes bien construits, plutôt que par un langage opératif ou par une liste de résultats à la Google Search.

Au premier abord, vouloir humaniser une intelligence artificielle paraît assez logique et même naturel, car l’intelligence imitée par le programme est au fond, celle d’un humain.  

Donner du contexte, un point critique de l’IA personnifiée

Il est important de garder à l’esprit également que l’IA ne comprend pas au sens propre du terme ce qu’elle produit. Elle se contente de suivre les règles édictées qui, si elles sont bien définies, produisent un résultat convainquant. L’IA aura de consignes précises pour se calibrer correctement. Comment l’utilisateur les passera-t-il ? Cela rentre dans la mission d’UX Designer d’imaginer cette méthode et de l’accompagner au mieux pour pousser l’IA à produire des résultats pertinents.

Deux entrepreneurs de la tech me partageaient une anecdote sur leur usage de ChatGPT. Habitués à brainstormer avec sur des concepts ou sur de l’écriture de code, ils constatent que l’IA a une réponse à tout, mais surtout que leur pertinence est inégale. Certaines propositions ne fonctionnent simplement pas, sont tirées par les cheveux. Vient alors l’idée à l’un d’entre eux de préciser les règles du jeu à ChatGPT : « tu as le droit de me dire quand tu ne sais pas ». À partir de là, l’IA a appliqué cette règle et cessé de donner une réponse à tout prix.

Cet exemple est intéressant car fixer les règles du dialogue a immédiatement permis un meilleur usage de l’outil, mais il démontre par ailleurs que si ChatGPT ne bénéficiait pas autant d’une image « humaine » faisant supposer que le programme connaît ces règles, il serait plus évident qu’il faille poser des règles explicites à chaque début d’interaction.

Pour éviter ce biais « humain », le design a son rôle à jouer. Par exemple, il est conseillé de s’éloigner du modèle d’échanges des messageries instantanées qui font écho à la spontanéité des conversations humaines.

L’arrivée de ces IA est un grand bond en avant. Partir d’une technologie et lui trouver des usages d’applications pertinents plutôt que partir de besoins et y répondre sans s’imposer une technologie constitue un véritable challenge.

Une longue période d’adaptation s’annonce pour tout le monde. À l’UX designer de rester les fervents défenseurs de l’intérêt des utilisateurs pour que les projets émergents fassent sens, respectent des dimensions éthiques (sociale, environnementale, systémique) et rendent compréhensible toute cette boîte noire qu’est aujourd’hui l’IA.

Par Sarah Lecoffre, Senior UX Designer chez SQLI