Le partenariat Adecco et Salesforce amorce une transformation inédite du marché du travail. Un nouveau modèle d’organisation fondé sur la collaboration entre salariés humains et agents numériques. Au-delà de l’innovation technologique, c’est toute la gestion des ressources, des compétences et de la performance qui s’en trouve redéfinie.

L’initiative dévoilée par Adecco Group et Salesforce autour de la création d’une structure inédite dédiée à la mise à disposition d’agents d’intelligence artificielle marque l’émergence d’un nouveau paradigme dans la manière avec laquelle les entreprises envisagent la gestion du travail. Le modèle de l’intérim algorithmique, ou plus précisément de la mise à disposition d’agents IA via des canaux inspirés des logiques RH traditionnelles, reflète une évolution structurelle qui redéfinit les contours du marché de l’emploi.

Depuis l’irruption massive de l’intelligence artificielle générative dans les outils professionnels en 2023, les organisations expérimentent de nouvelles formes de productivité et d’automatisation. Mais l’annonce conjointe d’Adecco et de Salesforce révèle une bascule : il ne s’agit plus seulement d’intégrer l’IA dans les outils du quotidien, mais de l’intégrer dans les effectifs, comme une ressource à piloter, à coordonner, voire à recruter. Cette évolution n’est pas simplement technologique, elle est organisationnelle, sociale et managériale. Elle impose de penser l’IA non plus comme un dispositif d’assistance ponctuelle, mais comme un acteur à part entière des processus métier.

Une extension du travail vers le champ algorithmique

Ce glissement appelle à une relecture complète des modèles de planification des ressources. L’approche développée autour de la plateforme Agentforce entend permettre aux entreprises de modéliser des équipes mixtes, composées de collaborateurs humains et d’agents autonomes, dans une logique de performance opérationnelle. L’ambition est claire : fournir les moyens de « répartir les tâches, simuler les transformations d’activité, piloter l’automatisation et superviser les contributions des agents IA » comme s’il s’agissait de recrues temporaires. En cela, l’offre s’apparente à une extension des dispositifs RH existants vers le champ algorithmique, avec un objectif affiché de mise à l’échelle.

Cette mutation s’inscrit dans un mouvement plus large d’« externalisation algorithmique du travail », où les agents numériques se substituent, dans certains cas, aux fonctions humaines dans la production de valeur. À mesure que les IA gagnent en autonomie, en capacité d’interaction et en compréhension contextuelle, l’algorithmie ne se contente plus d’exécuter des scripts : elle prend part aux décisions, adapte ses actions en fonction du retour utilisateur, et collabore avec les équipes humaines. Ce nouveau rapport à l’automatisation appelle une refonte des modèles d’organisation, mais aussi des systèmes de gouvernance, de formation et de régulation.

Un segment naissant : l’encadrement de l’IA comme ressource

D’un point de vue stratégique, le positionnement d’Adecco n’est pas anodin. Confronté à une baisse d’activité sur son cœur de métier, l’intérim classique, le groupe explore de nouvelles voies pour conserver un rôle central dans la gestion du travail. En misant sur l’encadrement de l’IA comme ressource, il cherche à capitaliser sur son expertise dans la gestion des flux de compétences et à s’imposer comme « intermédiaire de référence dans un marché du travail en voie de dématérialisation ». Du côté de Salesforce, cette initiative renforce sa stratégie de déploiement d’une intelligence artificielle intégrée aux processus métiers, en partenariat avec des acteurs capables d’ancrer ses technologies dans des usages concrets, au plus près des problématiques de terrain.

Reste que ce changement de paradigme soulève des questions essentielles. Quelles sont les responsabilités juridiques en cas d’erreur d’un agent IA ? Quels mécanismes de contrôle et de supervision faut-il mettre en place ? Quelles sont les conséquences sur l’emploi, notamment dans les fonctions intermédiaires ou répétitives ? À l’heure où l’Union européenne avance sur la régulation de l’intelligence artificielle, et où les entreprises cherchent à conjuguer innovation et sobriété, l’encadrement de ces nouveaux agents devient un enjeu stratégique.

Une main-d’œuvre élargie et composite

À court terme, plusieurs scénarios sont envisageables. L’un, progressif, voit l’IA se généraliser comme support de productivité, dans un modèle de complémentarité encadrée. Un autre, plus disruptif, pourrait conduire à des réorganisations majeures fondées sur un remplacement partiel des fonctions humaines. Un troisième, plus équilibré, mettrait l’accent sur la montée en compétences des collaborateurs, appelés à orchestrer et superviser ces agents intelligents comme autant de nouveaux « collègues virtuels ». Dans tous les cas, l’intérim algorithmique initié par Adecco et Salesforce n’est pas un simple effet d’annonce : il constitue un précédent structurant, qui formalise une dynamique déjà à l’œuvre dans de nombreux secteurs.

Le travail ne disparaît pas. Il change de nature, de support, et de répartition. Et à mesure que les agents IA deviennent des ressources mobilisables à la demande, les entreprises doivent apprendre à composer avec une main-d’œuvre élargie, composite, mêlant humains, intelligences artificielles et systèmes automatisés. Le rôle des directions des ressources humaines, des DSI et des directions générales sera déterminant pour façonner les modalités de cette nouvelle ère du travail. Car il ne s’agit plus simplement d’optimiser les performances : il s’agit de « redéfinir les fondements mêmes de l’organisation productive ».