Depuis les débuts de l’informatique, l’homme et la machine coexistent dans un jeu d’interdépendance croissante. Déjà, dans les années 1970, les premiers systèmes experts assistaient, tant bien que mal, les ingénieurs dans la détection d’anomalies ou la résolution de problèmes complexes. Plus tard, avec l’avènement de la micro-informatique, les outils bureautiques, les logiciels de gestion ou les moteurs de recherche ont progressivement déplacé une partie des tâches cognitives vers les machines. Cette hybridation fonctionnelle, bien que significative, restait toutefois instrumentale : l’humain pilotait, la machine exécutait. Aujourd’hui, ce modèle est en train de basculer.
Avec l’irruption des modèles d’intelligence artificielle générative et des agents autonomes, l’IA ne se contente plus de répondre à des commandes ou d’exécuter des scénarios préprogrammés. Elle initie, recommande, anticipe. Elle devient une actrice proactive du système organisationnel. Elle peut rédiger un plan stratégique, concevoir un parcours client, automatiser un audit, ou prendre des décisions en continu dans un environnement incertain. Avec les agents, elle peut même initier des actions commerciales et marketing.
Une intelligence opérationnelle
Cette capacité à modéliser le réel, le langage et les intentions confère à l’IA une forme d’intelligence opérationnelle qui dépasse l’outillage traditionnel. Ce n’est plus simplement une question d’efficacité ou d’automatisation : c’est un changement de nature dans la manière dont les entreprises, les institutions et les individus produisent de la valeur, organisent le travail, prennent des décisions et interagissent.Ce changement, qui touche aussi bien la chaîne de production que la gouvernance, la relation client ou la stratégie d’innovation, marque l’entrée dans ce que KPMG appelle une « économie de l’intelligence », où les organisations doivent apprendre à cohabiter avec des entités non humaines capables d’agir, de raisonner, voire d’apprendre en autonomie.
De l’économie de la connaissance à celle de l’intelligence
Dans son Book de tendances 2025 intitulé « L’économie de l’intelligence », KPMG France propose une lecture ambitieuse des mutations en cours dans les entreprises, à l’heure où l’intelligence artificielle, à travers l’agentification, rendant les fonctions d’IA plus accessible aux non-développeurs, s’impose comme une force structurante de la compétitivité. L’analyse de KPMG met en évidence un tournant : après des décennies centrées sur l’accumulation et le traitement de données, les entreprises entrent désormais dans une économie de l’intelligence.Un changement de paradigme, où la création de valeur ne repose plus seulement sur l’accès à l’information ou l’optimisation des processus, mais sur la capacité à mobiliser, hybrider et orchestrer différents types d’intelligences — humaines, collectives, artificielles. Le tout, pour agir avec pertinence dans un environnement incertain, voire instable.
Six tendances qui traduisent une refonte systémique
Cette mutation est favorisée par la généralisation des infrastructures cloud, la disponibilité de modèles linguistiques avancés (LLM), et l’intégration progressive d’agents IA dans les systèmes d’information métier. En 2024, Gartner estimait que 40 % des entreprises mondiales expérimentaient déjà des agents IA autonomes dans leurs workflows. Leur rôle ne se limite plus à la réponse automatisée, mais s’étend à la planification, à la coordination et à la décision autonome dans des domaines tels que le support client, la gestion documentaire ou le suivi logistique.Dans ce contexte, KPMG identifie six tendances majeures qui caractérisent cette transition vers une économie fondée sur l’intelligence hybride.
1 - L’entreprise puissance : regagner le contrôle
L’essor des plateformes d’IA opérées par des géants technologiques extra-européens a entraîné une dépendance technologique accrue. En réaction, les entreprises cherchent à reprendre le contrôle de leur infrastructure et de leur propriété intellectuelle. Des initiatives comme Outscale Kubernetes as a Service (OKS), ou l’offre LMaaS souveraine issue du partenariat entre Mistral AI et Dassault Systèmes, témoignent de cette volonté d’autonomisation.2 - L’intelligence amie : agents conversationnels et confiance
Les entreprises redessinent l’expérience employé et client autour d’agents conversationnels intelligents, capables de comprendre les contextes, d’interagir en langage naturel et d’agir de manière proactive. Mais cette proximité soulève de nouveaux défis : comment garantir la transparence des décisions prises par l’IA ? Comment instaurer une confiance réciproque entre humain et machine ? Ces questions ne sont plus théoriques : elles deviennent stratégiques, estiment les spécialistes de KPMG.3 - L’humain augmenté : du soutien cognitif à la symbiose
L’intelligence artificielle ne se contente plus d’automatiser des tâches : elle augmente les capacités humaines. Qu’il s’agisse d’outils de rédaction assistée, de copilotes pour développeurs ou de dispositifs d’assistance en temps réel dans les services d’urgence, l’IA devient un partenaire cognitif, qui prolonge et amplifie l’action humaine. Dans les secteurs de la santé et de l’ingénierie, cette symbiose se matérialise déjà dans des cas d’usage de co-conception ou d’aide au diagnostic.4 - La donnée sémantique : vers des systèmes intelligents contextuels
La transition vers une data sémantique, comprise dans son contexte et ses intentions, transforme les capacités de pilotage des entreprises. Là où l’analytique classique reposait sur des indicateurs bruts, les systèmes d’IA actuels peuvent interpréter, relier et prédire. Cela permet d’anticiper des ruptures de chaîne, de détecter des signaux faibles sur un marché, ou de recommander des ajustements organisationnels. L’approche par graphes de connaissance, adoptée par certains acteurs industriels, en est un exemple emblématique.5 - L’industrie régénérative : repenser la performance
Au-delà de la durabilité, certaines entreprises s’engagent dans une logique régénérative, où l’objectif n’est pas seulement de réduire l’impact environnemental, mais de restaurer activement les écosystèmes. L’IA permet ici de modéliser les effets indirects d’une décision industrielle sur l’ensemble du cycle de vie, et d’optimiser les ressources en temps réel. Des groupes comme Veolia, Saint-Gobain ou Schneider Electric expérimententdéjà ces modèles.
6 - La cyberrésilience : anticiper l’inéluctable
Dans un environnement hyperconnecté, complexe et en mutation permanent, la question de la cybersécurité est centrale. Les entreprises misent sur la cyberrésilience, une approche fondée sur la continuité d’activité malgré les incidents. L’intelligence artificielle joue un rôle central : elle permet de détecter plus tôt, de répondre plus vite, et de s’adapter en temps réel. Selon une étude de Forrester, les entreprises ayant intégré l’IA dans leur gestion des menaces réduisent de 38 % le temps moyen de réponse aux incidents.Toutes ces transformations sont accélérées par la démocratisation des outils d’IA, rendue possible grâce à des plateformes de plus en plus accessibles, notamment les services d’IA générative proposés en libre-service ou sous forme de solutions SaaS. En 2024, selon IDC, plus de 40 % des entreprises européennes avaient déjà intégré un modèle d’IA générative dans au moins une ligne métier. Ce chiffre pourrait atteindre 70 % d’ici 2026.
Une convergence à piloter, pas à subir
Le message central du Book de tendances 2025 est clair : l’intelligence artificielle ne se substitue pas à l’intelligence humaine — elle l’amplifie, la bouscule, l’oblige à se repositionner. L’enjeu n’est pas de choisir entre l’homme ou la machine, mais de concevoir des organisations capables d’exploiter cette hybridation intelligente. Cela suppose une refonte des modèles de management, une culture de la donnée renouvelée, et une capacité d’apprentissage organisationnel continu.Comme le souligne le rapport, « l’économie de l’intelligence ne repose pas uniquement sur la performance des algorithmes, mais sur la capacité à en faire un usage juste, responsable et orienté vers le progrès ». À ce titre, les entreprises qui réussiront demain ne seront pas forcément les plus digitalisées, mais celles qui sauront composer des écosystèmes intelligents, adaptatifs et résilients, intégrant harmonieusement l’humain, la machine et l’environnement.