Notre vision de l’IA est en grande partie conditionnée par les exemples que le cinéma a popularisés : une IA anthropomorphe jusque dans ses moindres actions, y compris sur le plan psychologique comme les névroses. Nous en sommes encore loin pour l’heure.

D’après un article du New York Times, Google serait en train de tester une IA capable de produire des articles de presse. L’éditeur du moteur de recherche homonyme aurait approché des groupes de presse et des médias tels que le New York Times, le Washington Post et le Wall Street Journal, entre autres, afin de tester et valider son produit. Appelée Genesis en interne, cette IA peut recueillir des informations et générer du contenu journalistique. Est-ce la mort du métier de journaliste ? Rien n’est moins sûr.

Mais avant de passer en revue les arguments invalidant la possibilité -pour l’heure- d’une IA-journaliste à part entière, il nous faut passer en revue ce qui fait la spécificité d’un être humain par rapport à une machine dite intelligente. Il s’agit d’éviter l’accusation de corporatisme, même si ce réflexe n’est pas entièrement absent des motivations qui nous poussent à écrire cet article. En ce qui concerne l’intelligence synthétique dans son rapport à l'humain, il s’agit surtout de se demander si une IA, générative ou autre, peut développer une personnalité, une subjectivité unique et qui lui est propre ?  

Une IA peut-elle développer le libre arbitre ?

Avant de pouvoir atteindre le niveau de production d’un journaliste, l’IA doit d’abord développer, cultiver est plus juste, une culture et une psychologie. Celles-ci sont l'apanage de la personnalité, cette construction unique qui est le produit d'une évolution qui s'étale sur plusieurs milliards d'années. Si nous, humains, parlons de culture en ce qui concerne l’IA, nous confondons la somme des connaissances et des pratiques que peut amasser et produire une personne ou une communauté (famille, tribu, nation…), et issues de son expérience au cours de son évolution, avec la masse de connaissances-informations auxquelles peut accéder-traiter une IA. Mais en parlant de connaissances et d’expérience, nous oublions que les capacités de l’IA sont conditionnées par son apprentissage et par les choix de l’agent qui fixe sa « culture » (culture entre guillemets, car elle n’en est pas une pour l’heure) à travers des récompenses et des punitions.

Certains objecteront que les humains font la même chose (récompense et punition) en éduquant leurs enfants, mais ils oublient que ceux-ci sont des personnalités uniques, qui sont les produits de facteurs complexes, incluant tout ce qui entre dans l’espace de conscience d’un individu additionné à son hérédité génétique. Car les enfants ont accès à des informations et des expériences qui sont en contradiction avec les enseignements de leurs parents et qu’ils peuvent prendre des chemins différents de ceux de leurs géniteurs et de leur environnement culturel. Le libre arbitre en somme. Et cela est possible grâce à la personnalité, cette combinaison unique de connaissances et d’expériences et dont l'interprétation des informations est influencées par la psychologie de l’individu.  

L’IA ne ressent pas le besoin de « donner du sens »,

La culture est donc la somme de ces acquisitions et des productions issues de ce corpus de connaissances-expériences, même si elles sont en contradiction les unes avec les autres. Cette « non-linéarité », ces accrocs, aiguisent les capacités de discernement de l’humain en formation, et lui permettent de développer une personnalité unique, une vision, un point de vue sur le monde et sur lui-même qui lui est propre. Il peut, grâce à cette capacité, synthétiser une personnalité et acquérir ainsi le libre arbitre, la capacité de transgression.

Ce n’est pas le cas de l’IA dont la « personnalité » est construite sur un ensemble de règles et de conditionnements, qui sont autant de garde-fous qu’elle ne peut pas transgresser en l’état actuel de son évolution. Aussi, à part les essais dans les laboratoires de recherche, l’expérimentation hors des sentiers battus et le non-conformisme, lui sont actuellement inaccessibles, ce qui limite considérablement sa créativité. Elle ne peut que combiner les informations auxquelles elle a accès pour produire ce qui est attendu par son opérateur. Elle est limitée au connu et ne ressent pas le besoin de « donner du sens », sauf si on le lui demande, mais là aussi, elle n’inventera rien de neuf, car elle devra se baser sur l’existant, et exclusivement sur celui-ci pour donner du sens.  

L’IA peut-elle développer une personnalité propre ?

En définitive, la question qui se pose à l’humanité est de savoir si l’IA pourra développer une personnalité propre, unique, basée sur une combinaison subtile et inextricable de psychologie et de connaissances-expériences. En parlant de personnalité concernant un humain, il ne s’agit pas seulement de la somme de connaissances et d’expériences amassées par celui-ci, mais du produit de facteurs aussi divers que la psychologie, la culture, l’environnement et tout ce qui conditionne ses productions en tant que personne (pensées, parole et actes).

Ces productions (pensées, actes, paroles et émotions) sont alors filtrées par sa personnalité en tant que point de vue sur le monde, à partir de ce qu’il est en tant que vision-pensées-sensations, le tout conditionné par sa psychologie. C’est en acquérant ces qualités que l’IA pourra « casser les règles, innover, s’intéresser à ce qui est différent, à ce que l’on ne connaît pas ». Transgresser en somme.

À ce sujet, tordons le cou à une affirmation que les Cassandre du 21e siècle nous prédisent goulument : l’IA ne prendra le pouvoir sur l’homme que si celui-ci le lui donne, car elle est entraînée et limitée par des règles et ses capacités transgressives peuvent être limitées, voire inexistantes. De plus, en dernier recours, il y aura toujours un interrupteur pour lui couper sa source de « vie » : l’énergie électromagnétique.  

L’IA n’a pas de subjectivité et ne peut donc être créative…

Mais alors questionneront certains, si on injecte l’ensemble des connaissances humaines dans une IA, serait-elle capable de développer une subjectivité. La réponse est négative, car il lui manquera toujours la dimension psychologique, une subjectivité propre à chaque personne et conditionnée par son évolution en tant qu’interaction consciente avec elle-même — la consciente d’être consciente – et avec son environnement. Une subjectivité qui est la somme complexe de ce qu’elle a emmagasiné et du produit de celle-ci en tant que moteur de ses activités, produites consciemment ou inconsciemment. L’IA ne peut pas être traumatisée par exemple, car elle n’a pas d’opinion propre sur ce qui devrait être. Elle ne peut donc pas développer de maladies psychologiques ni subir de traumatismes.

De fait, au-delà de la question de savoir si elle peut développer la conscience d’être consciente, la personnalité lui est inaccessible pour l’heure. Donc, l’IA n’a pas de subjectivité propre et ne peut donc être créative, c’est-à-dire inventer à partir de cette subjectivité, qui dans le cas de l’humain apporte une touche unique à ses créations, même si toute innovation repose d’abord sur une base déjà existante.  

… Elle sera donc limitée en tant que journaliste

Nous voyons maintenant pourquoi une IA ne peut, pour l’heure et sous réserve de développements futurs, notamment en utilisant l’informatique quantique, acquérir les qualités qui en feraient une journaliste. De fait, même si l’IA journaliste peut produire des articles de grande qualité, il lui manquera toujours cette subtile touche d’originalité, de vision, qui en ferait une concurrente des humains. Voici pourquoi spécifiquement sur le journalisme :
  • pour rédiger un article, l’IA doit d’abord rassembler les informations et c’est là son point fort : elle peut passer en revue des gigaoctets de données en un clin d’œil. Mais elle n’a accès qu’à des informations que d’autres ont publiées ou sur une base de données de référence. Il faut des sources déjà existantes, donc rien de neuf. Et c’est là que le journaliste à un avantage : alors que l’IA se base sur des archives Internet (d’où l’intérêt de Google pour ce sujet, car cela lui permet d’intensifier l’usage de son moteur de recherche et de générer ainsi des revenus), le journaliste va chercher l’information la plus récente auprès de diverses sources, mais aussi auprès de spécialistes humains du domaine, des humains qui lui transmettent en même temps une part de leur expertise-expérience. L’information est ainsi plus vivante et en prise avec la réalité du terrain. Elle est exempte d’erreurs aussi, car elle est obtenue auprès de professionnels aguerris et de dirigeants dont c’est le métier ;
  • utiliser l’IA pour un journaliste n’est pas une obligation, mais une opportunité de brasser plus d’informations, d’étendre ses capacités de collecte de l’information. Un bon journaliste, « à l’ancienne », c’est-à-dire qui n’utilise pas l’IA, continuerait à produire des articles de bonne qualité, et il ne serait pas dépassé par des journalistes qui utilisent l’IA ou l’IA elle-même, car la qualité d’un article ne repose pas sur le nombre de sources qu’on peut consulter en un temps donné (y compris les analyses qui sont des reprises d’autres analyses), mais sur des facteurs plus complexes : elle doit beaucoup à l’expérience du journaliste, à la maîtrise de son sujet et sa culture bâtie sur des années d’expérience, aux diverses sources qu’il a sollicitées... Aussi, une IA produisant des articles, plus vite certes, ne pourra pas rivaliser en qualité et en pertinence de l’analyse, de profondeur de vue, car elle se base sur des prémices déjà usitées ;
  • la course à la productivité dans la presse est un fait, certes, et l’IA va l’accélérer parce qu'elle peut produire des centaines d’articles à la minute. Mais le mouvement de balancier de certains groupes de presse et de médias qui vont se ruer dessus n’est pas viable à long terme, car l’IA va leur servir ce qu’elle a trouvé sur Internet et dans les bases de données ;
  • L’IA n’analyse pas l’information par rapport à sa « culture » sur le sujet mais par rapport à d’autres informations qui traitent du même sujet, elle est donc incapable d’innovation et d’inventivité (pour le moment) ;
  • Si certains comptent sur l’IA pour « décrypter » l’actualité selon l’expression consacrée, ils vont être déçus (voire le point précédent). Car, le « décryptage » de l’actualité est au mieux une astuce marketing, au pire une mystification qui signifie au lecteur qu’il y a des informations codées que le journaliste va rendre intelligibles, que le lecteur n’a pas toutes les clés pour appréhender le fond de l’information traitée. C’est encore plus faux en ce qui concerne la presse spécialisée (dont nous faisons partie), qui s’adresse à des professionnels à la tête bien faite et qui en savent bien plus que les journalistes. Au lieu de décryptage, le journaliste analyse et commente l’information (c’est tout ce qu’il peut se permettre déontologiquement, sinon il met le pied dans le terrain glissant de l’interprétation), ce que l’IA ne peut pas faire pour le moment, car elle pourrait se mettre à dérailler, inventer des faits qui n’existent pas ou halluciner, ceci sans citer les biais. On verra dans les prochaines générations si ça sera corrigé ;
  • La relation du journaliste au lecteur repose sur la confiance et la crédibilité accordée par le lecteur. Certes, elle est fluctuante par ces temps d’incrédulité chronique, mais quelle confiance peut accorder un lecteur à un support dont il sait que les articles sont écrits par une machine ? Certes, la curiosité l’emportera au début, mais elle finira par laisser place au doute et puis à la lassitude, et les journalistes de ces supports finiront par devenir des spécialistes, non pas du journalisme, mais des invites (prompts).
En somme, l’IA est un formidable outil-assistant lorsqu’il s’agit de rassembler des informations rapidement. Elle est moins performante, pour l’heure, lorsqu’il s’agit de synthétiser des analyses et des commentaires basés sur tout ce qui fait la spécificité d’un être humain.

L’IA fait gagner du temps et permet d’enrichir les informations, non pas par l’originalité de ses analyses et sa créativité, mais par le nombre, par la masse à partir de laquelle le journaliste, après vérification, choisi celles qu’il va utiliser. Il est sûr que des journalistes vont utiliser l’IA pour produire des articles et ainsi « faire du volume », mais ils prennent le risque de répéter ce que d’autres ont déjà écrit, ou pire, de publier les erreurs et biais de leur IA. Ils perdront vite leur crédibilité, car tout se joue sur la crédibilité en ce qui concerne le métier d’informer. Et cette génération d’IA n’a pas encore gagné sa crédibilité.