Les agents d’achat pilotés par l’IA s’insèrent doucement dans la boucle commerciale, comme nouvelle infrastructure du commerce numérique. En quelques mois, ils ont commencé à déplacer le centre de gravité du e-commerce, au point de placer les plateformes historiques face à un choix décisif : se transformer en environnements « agent-first », capables d’accueillir, de négocier et d’interagir avec ces agents autonomes, ou accepter de devenir de simples banques de produits dans lesquelles les agents viendront puiser et arbitrer depuis l’extérieur.
Les initiatives liées aux agents IA ne viennent plus seulement des géants du commerce en ligne, elles se structurent désormais chez des acteurs technologiques, financiers et infrastructurels qui façonnent déjà les futures règles du jeu. OpenAI a franchi un cap avec l’achat direct intégré dans ChatGPT via l’Agentic Commerce Protocol, capable d’orchestrer des transactions complètes sans quitter l’interface conversationnelle. Google, de son côté, prépare un environnement transactionnel pilotable par agents avec son Agent Payments Protocol, pendant que Visa expérimente des cartes « AI-ready » permettant à des agents d’agir de manière sécurisée au nom des utilisateurs.
Stripe accompagne cette mutation en normalisant les parcours de paiement agentiques, tandis que des initiatives comme celles de Perplexity ou Microsoft renforcent l’idée d’un Web où l’intention utilisateur circule d’abord par un agent avant de toucher une plateforme. Autrement dit, ce ne sont plus seulement des commerçants qui innovent, ce sont les couches profondes de l’infrastructure numérique qui se préparent à un monde où les agents seront pleinement partie prenante de l’acte d’achat.
Une intermédiation à 5 000 milliards de dollars
Cette transformation ne relève plus de la prospective mais d’une dynamique déjà mesurable. Les agents IA ne se contentent plus de recommander des produits. Ils interprètent des intentions, recherchent, comparent, négocient des prix, exécutent des transactions, suivent les livraisons et gèrent les retours. Dans un rapport daté d’octobre, McKinsey estime que la valeur orchestrée par ce commerce agentique pourrait atteindre entre 3 000 et 5 000 milliards de dollars à l’horizon 2030 dans le monde. L’enjeu dépasse donc le champ technologique, il redéfinit la manière dont la valeur circule entre utilisateurs, plateformes et intermédiaires intelligents.
Le dilemme posé aux acteurs historiques, dont Amazon constitue l’exemple le plus emblématique, tient à ce déplacement du pouvoir d’intermédiation. Soit les plateformes réorganisent leurs architectures techniques, leurs modèles économiques et leurs interfaces autour des agents IA, en devenant elles-mêmes des plateformes compatibles, ouvertes, négociables et programmables. Soit elles choisissent de protéger leur relation directe avec le client, quitte à voir les agents IA s’imposer comme nouvelles « portes d’entrée » du commerce, reléguant les plateformes au rôle de fournisseurs silencieux d’inventaires et de données produits.
Amazon, de la résistance à une stratégie plus nuancée
Amazon illustre parfaitement cette tension stratégique. L’entreprise a d’abord réagi de manière défensive en bloquant des agents IA tiers, en renforçant ses mécanismes de protection et en contestant l’usage automatisé de ses données et infrastructures. L’enjeu était de protéger une valeur centrale, à savoir la maîtrise des données clients, des comportements d’achat, des avis et des prix. Car laisser des agents IA accéder librement à cette matière première reviendrait à transférer une part de la valeur économique vers ces nouveaux intermédiaires conversationnels.
Mais cette ligne dure a montré ses limites. D’une part parce que les agents continuent de progresser en adoption et en capacité opérationnelle. D’autre part parce que bloquer durablement ces usages reviendrait à se couper d’un vecteur de croissance émergent. Andy Jassy, son DG, a ainsi récemment assumé une inflexion stratégique en évoquant explicitement la possibilité de collaborer avec des agents tiers. Amazon a parallèlement ouvert des recrutements dédiés au « commerce agentique », plus précisément un spécialiste du commerce, de la fintech, et du crédit à la consomation, preuve que la question n’est plus périphérique mais intégrée au cœur de la réflexion stratégique. Enfin, l’entreprise développe ses propres initiatives, comme Rufus ou des fonctions d’achat automatisé, afin de rester elle-même actrice de ce mouvement plutôt que simple cible de désintermédiation.
Une infrastructure technique déjà normalisée
Surtout, le mouvement s’appuie désormais sur des fondations techniques solides. Le rapport de McKinsey détaille des briques structurantes comme le Model Context Protocol pour permettre aux agents et plateformes de partager contexte et intention, des protocoles agent-to-agent pour négocier de manière autonome, des standards transactionnels comme l’Agent Payments Protocol ou l’Agentic Commerce Protocol permettant d’acheter au sein même d’une interface conversationnelle. Des acteurs comme OpenAI, Stripe, Google, Visa ou Shopify ont déjà commencé à les opérationnaliser. Autrement dit, les rails sont posés ; la question n’est plus la faisabilité mais la vitesse d’adoption.
Pour les enseignes, cela signifie passer rapidement à des architectures “agent-ready”. Cela implique des catalogues produits structurés pour lecture machine, des API robustes, des mécanismes d’authentification non seulement des utilisateurs mais aussi des agents, ainsi qu’une gouvernance de confiance capable d’assurer traçabilité, explicabilité et sécurité. C’est une remise à plat profonde d’un e-commerce historiquement conçu pour des humains naviguant sur des interfaces graphiques et non pour des systèmes autonomes capables de raisonner et d’agir.
Des modèles économiques sous pression
Le choc n’est pas seulement technique, il est économique. Si les agents deviennent les véritables médiateurs de l’accès au client, ce sont eux qui capteront l’intention, et donc une partie de la valeur. Cela menace directement les revenus issus du trafic captif, du référencement interne et du retail media. Les plateformes doivent alors envisager de nouvelles formes de monétisation (rémunération d’orchestration, négociation automatisée facturée, commissions conversationnelles, bundling multi-marques), ou encore la reconfiguration des logiques publicitaires vers des mécanismes compatibles avec des décisions algorithmiques.
Comme le souligne McKinsey, on ne conçoit plus seulement des parcours utilisateurs, mais des parcours algorithmiques. Il ne s’agit plus seulement de convaincre un consommateur humain, mais de devenir lisible, prioritaire et “préféré” par des agents capables d’arbitrer entre des milliers d’options en quelques secondes. Dans ce schéma, rester immobile revient à perdre progressivement toute capacité d’influence.
Reste une dimension incontournable, la confiance. Faire agir un agent en son nom, le laisser acheter, réserver, négocier ou dépenser, suppose une infrastructure de confiance beaucoup plus exigeante que le commerce en ligne traditionnel. McKinsey souligne l’importance de l’identité des agents, de l’auditabilité des décisions, de la sécurité et de la souveraineté des données, ainsi que de la clarté des responsabilités juridiques. Sans cela, l’adoption restera partielle ou très asymétrique selon les régions et les cultures de confiance numérique.






















