L’intelligence artificielle, omniprésente dans le discours, ne s’impose encore que timidement dans le quotidien professionnel des salariés français. Seulement 27 % l’utilisent chaque jour, loin derrière la moyenne mondiale, et les usages restent majoritairement basiques. L’étude souligne un écart persistant entre le déploiement des technologies, la formation réelle des collaborateurs et la création de valeur tangible, sur fond d’anxiété et de mutation rapide des attentes RH.
Chaque nouvelle édition de l’enquête EY« Work Reimagined » sur le travail met en lumière l’écart croissant entre la disponibilité de l’IA et sa réelle appropriation par les salariés. Malgré une adoption généralisée en apparence, la transformation promise reste largement théorique pour la majorité des employés français, qui peinent à faire de l’IA un levier d’évolution de leur pratique quotidienne. Ce contraste se manifeste à la fois dans la nature des usages, la formation perçue comme insuffisante et l’émergence de nouveaux risques psychosociaux liés à l’IA.
L’étude s’appuie sur une enquête mondiale réalisée en août 2025 auprès de 15 000 salariés et 1 500 employeurs, dont 800 salariés et 50 employeurs en France. Elle révèle que si 91 % des salariés français déclarent utiliser l’IA au travail, seuls 27 % en font un usage quotidien, contre 37 % à l’international. Ce déficit de pratique avancée trouve son explication dans la nature des tâches concernées : la majorité des utilisateurs se limitent à la recherche d’informations (49 %) ou à la génération de résumés (39 %), très loin d’une transformation du travail en profondeur. Seuls 3 % des salariés français (5 % dans le monde) mobilisent plusieurs outils de façon avancée, dégageant jusqu’à une journée et demie de productivité hebdomadaire supplémentaire. Cette minorité d’utilisateurs avancés apparaît comme un laboratoire du potentiel transformateur de l’IA : pour eux, l’IA devient partenaire d’analyse et d’apprentissage, bien au-delà d’un simple outil.
Des cas d’usage limités et des freins structurels
Le panorama dessiné par EY traduit une tension persistante : les entreprises investissent dans des solutions IA, mais peinent à dépasser le stade expérimental. Les salariés français expriment des réserves multiples, qu’il s’agisse de l’anxiété face à la transformation des métiers (37 % redoutent la perte d’emploi liée à l’IA, 31 % craignent l’érosion des compétences humaines), ou de la perception d’un accompagnement encore trop timide (seuls 14 % estiment recevoir une formation suffisante pour exploiter le plein potentiel de l’IA).
Cette anxiété se nourrit d’une double réalité : la charge de travail perçue continue d’augmenter (58 % en France, 64 % dans le monde) alors que l’automatisation promise tarde à produire des effets mesurables sur l’organisation. Dans ce contexte, les initiatives d’expérimentation IA restent souvent ponctuelles, suscitant des stratégies de repli ou d’attentisme plutôt qu’une redéfinition constructive des rôles et des compétences.
Formation et transformation, les conditions d’un impact réel
L’étude met également en avant le phénomène du shadow AI. Entre 33 et 44 % des salariés français déclarent avoir recours à leurs propres outils d’IA, hors du périmètre officiel de l’entreprise. Ce mouvement traduit à la fois l’agilité et la défiance des collaborateurs vis-à-vis des solutions imposées. Si cette dynamique ouvre des perspectives d’innovation « par le bas », elle expose aussi les organisations à de nouveaux risques de sécurité et de gouvernance, rendant nécessaire une stratégie d’encadrement beaucoup plus proactive. La culture d’entreprise progresse, mais reste fragile : 52 % des salariés estiment qu’elle s’est améliorée en un an, mais la France demeure en retrait par rapport à la moyenne mondiale (60 %).
EY identifie cinq leviers RH qui conditionnent la capacité des entreprises à convertir l’adoption de l’IA en gains de productivité concrets et durables. En France, moins d’un tiers des organisations disposent d’une stratégie de gestion des talents suffisamment aboutie pour articuler ces différents leviers : santé et flux des talents, excellence dans l’adoption de l’IA, apprentissage et développement des capacités, transformation culturelle et rémunération globale stratégique. Là où ces leviers sont actionnés de façon cohérente, l’écart de productivité atteint 27 points de pourcentage en faveur des entreprises les plus avancées (et 42 points à l’échelle mondiale). À l’inverse, les organisations qui négligent la formation et l’intégration RH voient leur effort technologique neutralisé par l’attrition des compétences et la fuite des talents formés, souvent en quête de meilleures conditions ailleurs.
La question de la formation reste centrale : les salariés français qui atteignent le seuil de 81 heures de formation annuelle à l’IA déclarent une économie de 9 heures hebdomadaires, contre 14 heures en moyenne mondiale. Ce différentiel illustre la difficulté à ancrer la formation dans les parcours professionnels, mais aussi l’écart de maturité entre la France et d’autres économies avancées. En corollaire, la proportion de salariés envisageant un départ après montée en compétence IA demeure élevée (35 %), posant un défi inédit en termes de fidélisation.
Redéfinir l’expérience collaborateur à l’ère de l’IA
L’évolution des attentes se traduit aussi par une mutation des critères d’attractivité des employeurs. Selon l’étude, les salariés disposant de compétences IA ne se contentent plus des opportunités internes : ils privilégient désormais la rémunération (10 %), la qualité de l’environnement de travail (8 %) et l’accès à des technologies de pointe. Cette recomposition du rapport au travail complexifie la tâche des directions RH, qui doivent arbitrer entre l’attractivité externe, la rétention des talents stratégiques et la transformation interne des pratiques. La diversité des attentes impose une réponse sur mesure, alliant rémunération compétitive, parcours de formation évolutifs, gestion fine des mobilités et renforcement de la culture d’entreprise autour de la confiance et de l’apprentissage continu.
Pour les organisations, l’enjeu ne se limite donc plus à l’intégration technique de l’IA, mais s’étend à l’élaboration d’une expérience collaborateur renouvelée, centrée sur l’autonomie, la flexibilité, la reconnaissance et l’alignement des compétences avec les besoins réels du marché. L’étude souligne que seules 28 % des organisations dans le monde parviennent à coordonner ces dimensions de façon systémique, condition sine qua non d’un passage réussi à l’ère du travail augmenté par l’IA.























