En rachetant la jeune pousse Sana pour 1,1 milliard de dollars, Workday s’invite dans la bataille des agents intelligents et des moteurs de recherche contextuels. Derrière cette annonce se profile une mutation plus profonde : la transformation des applications professionnelles en plateformes cognitives proactives, au sein desquelles l’intelligence artificielle orchestre désormais l’accès aux données, l’automatisation des tâches et la relation utilisateur.
Les frontières entre les éditeurs traditionnels s’effacent à mesure que l’IA devient le point d’entrée universel des outils métiers. Chaque acteur cherche à étendre son emprise fonctionnelle sur des domaines historiquement extérieurs à son cœur de métier, tout en imposant sa propre interface conversationnelle. Loin d’un simple effet de mode, cette dynamique structurelle annonce une recomposition stratégique du marché logiciel.
Le mouvement n’est pas nouveau, mais il s’accélère. Salesforce, SAP, Microsoft, Oracle, ServiceNow ou Google ont tous introduit ces derniers mois des assistants conversationnels capables de générer, rechercher, modifier ou déclencher des actions au sein de leur écosystème applicatif. Ces fonctions s’appuient sur des agents IA, des connecteurs transverses et des protocoles de contexte en évolution rapide. L’objectif n’est plus seulement d’ajouter de l’IA à un logiciel existant, mais de transformer ce dernier en plateforme proactive, capable d’anticiper les intentions, d’agréger les données fragmentées, et d’agir en autonomie relative.
C’est dans cette logique que s’inscrit le rachat de Sana par Workday. Plus qu’un moteur de recherche sémantique, Sana propose une interface unifiée pour naviguer dans les données de l’entreprise, interroger le contenu RH, produire des documents, mettre à jour des profils ou vérifier la conformité d’un contrat. Autrement dit, Sana agit comme une couche d’abstraction au-dessus des applications. En acquérant cette technologie, Workday tente de repositionner sa suite comme outil quotidien, et non plus comme simple SIRH utilisé ponctuellement par les salariés.
Un brouillage fonctionnel… et stratégique
Le tableau publié par *The Information* illustre ce que les DSI vivent au quotidien : sept éditeurs majeurs couvrent désormais les mêmes domaines fonctionnels, de la relation client à la recherche documentaire, en passant par le recrutement, la finance ou le support IT. Ce phénomène traduit moins une confusion qu’un alignement stratégique vers un nouveau standard : celui d’une suite d’agents intelligents couvrant l’ensemble des processus d’entreprise, avec une expérience utilisateur fluide et interconnectée.
Microsoft, avec Copilot, incarne la version la plus intégrée de ce modèle, en capitalisant sur Azure, Graph, Office et Teams. Salesforce multiplie les déclinaisons d’Einstein pour chaque fonction métier. SAP pousse son agent Joule au cœur des processus ERP. Et Workday, plus en retrait sur le plan technique, tente de rattraper son retard en injectant Sana dans sa pile applicative. Ce que l’on observe ici, c’est la montée en puissance d’un paradigme unifié : l’interface logicielle classique cède le pas à une couche cognitive, accessible par requête, voix ou action contextuelle.
Des architectures à trois niveaux qui se généralisent
Au-delà de la dimension fonctionnelle, cette convergence s’organise selon une architecture désormais lisible en trois couches : les données, l’orchestration, l’interface. La couche données rassemble les graphes métiers, les API internes, les bases documentaires et les silos applicatifs. L’orchestration repose sur des protocoles de contexte (comme le Model Context Protocol ou Vertex AI Search), des moteurs vectoriels, des règles de confidentialité et des systèmes de délégation. Enfin, l’interface englobe les copilotes, les agents, les extensions navigateur et les assistants intégrés.
Les éditeurs capables de maîtriser deux ou trois de ces couches ont une longueur d’avance. Microsoft et Google intègrent verticalement l’ensemble de la chaîne. Salesforce et SAP s’appuient sur un écosystème cloud partiellement maîtrisé. Workday, en revanche, reste dépendant de partenaires d’infrastructure, ce qui limite son contrôle sur les performances et la confidentialité. C’est là que le rachat de Sana prend une dimension concurrentielle stratégique : Workday cherche à consolider la couche interface + orchestration, sans pouvoir encore jouer sur l’infrastructure.
Des positions différenciées dans la course à l’IA d’entreprise
Cette recomposition révèle une carte du marché en mouvement. Microsoft est en position dominante, avec une profondeur fonctionnelle et technique unique. Google, encore hésitant sur les usages, dispose néanmoins d’un levier massif avec Gemini et Workspace. Salesforce mise sur son intégration verticale et sa spécialisation CRM. ServiceNow se distingue par une approche agentique très ciblée sur l’ITSM. SAP s’appuie sur sa légitimité ERP et une base installée très fidèle. Workday, enfin, doit reconstruire une expérience utilisateur critiquée, tout en se dotant d’une proposition IA cohérente.
Ce dernier point est d’ailleurs reconnu en interne. Peter Bailis, directeur technique de Workday, déclarait récemment que « les gens ont beaucoup d’opinions — une façon polie de parler de critiques — sur l’expérience utilisateur actuelle de Workday ». L’intégration de Sana est donc aussi une tentative de réparer une dette d’expérience accumulée depuis des années. Reste à savoir si cette mue suffira à transformer Workday en interface de travail du quotidien, et non plus en guichet administratif.
Vers une standardisation de la relation agentique
Ce qui se dessine à travers ces mouvements, c’est moins une guerre de fonctionnalités qu’une transformation du rôle même du logiciel d’entreprise. L’agent conversationnel, capable de filtrer, de croiser, de proposer et d’exécuter, devient la nouvelle interface standard. Il capture les intentions, s’intercale entre les silos, et redéfinit les parcours utilisateurs. À terme, c’est lui qui portera la marque de l’éditeur, plus que l’application elle-même.
Mais au-delà de cette interface cognitive, c’est une logique de transversalité fonctionnelle qui s’impose. Historiquement centrés sur un métier — la gestion RH pour Workday, le CRM pour Salesforce, le service IT pour ServiceNow —, les éditeurs cherchent désormais à outiller l’ensemble des collaborateurs, quel que soit leur rôle. En intégrant Sana, Workday ne se contente pas d’améliorer sa recherche documentaire : il change d’échelle, en visant les usages quotidiens des fonctions finance, juridique ou opérationnelle. Cette extension des cas d’usage transforme l’application métier en plateforme transversale au service du travail quotidien.
En définitive, choisir un fournisseur ne revient plus à sélectionner une solution verticale, mais à adopter un écosystème complet. C’est aussi, potentiellement, déléguer à l’éditeur une part croissante de la chaîne de valeur des processus métiers. Une évolution qui oblige à revisiter les critères de décision — coûts, intégration, dépendance — et qui confirme que la bataille de l’IA agentique ne se joue pas seulement dans les outils de collaboration, mais dans la redéfinition même de l’écosystème applicatif.