En lançant une infrastructure critique souveraine, Cisco envoie un signal clair : la souveraineté numérique ne relève plus d’un principe nébuleux, brouillé par des messages de « souveraineté marketing », mais d’un marché à part entière, encadré par des normes, porté par des labels et stimulé par une demande concrète des organisations européennes.

Longtemps considérée comme un impératif défensif, la souveraineté numérique entre dans une nouvelle phase. Elle devient une ligne produit à part entière. Conformité, localisation, indépendance technologique, sécurité contractuelle : autant de critères désormais monétisables, exploitables, configurables. Cisco le démontre en investissant un segment autrefois réservé aux fournisseurs nationaux. D’autres acteurs suivent. Un écosystème se forme.

Avec son portefeuille Sovereign Critical Infrastructure, Cisco propose aux États, aux banques, aux hôpitaux ou aux industriels de déployer, sur site, une infrastructure isolée, non désactivable à distance, taillée pour les environnements critiques. L’offre combine routage, commutation, connectivité sans fil, collaboration et sécurité, renforcée par les outils d’observabilité de Splunk.

La fin de la « souveraineté marketing »

Cette offre représente une rupture avec la stratégie initiale du groupe, longtemps limitée à des solutions cloud partiellement localisées, accompagnées de garanties contractuelles interprétables. Le positionnement « Sovereign Cloud », très utilisé dans les communications passées des acteurs extraterritoriaux, renvoyait à une forme de souveraineté compatible, mais non complète, parfois même à une « souveraineté marketing ».

Le lancement d’une infrastructure déployable sur site, conçue pour l’isolement opérationnel, marque une inflexion décisive. Elle témoigne d’un repositionnement imposé par un marché européen en structuration rapide, où la souveraineté devient un critère discriminant. Face aux initiatives locales qui se multiplient, créant un écosystème de la souveraineté, et sous la pression des appels d’offres exigeant des garanties vérifiables, Cisco reconfigure son offre pour ne pas se faire doubler. Le marketing cède la place à l’architecture.

Un effet de structuration par la réglementation

La dynamique est portée par la densité réglementaire européenne. Le Data Act impose l’interopérabilité et la portabilité contractuelle. L’AI Act renforce les exigences de transparence et d’auditabilité. NIS2 place sous surveillance directe les entités critiques. L’ensemble dessine une trajectoire claire : seuls les fournisseurs capables de prouver leur conformité, leur localisme et leur gouvernance peuvent répondre aux marchés sensibles.

Le résultat est une tension productive : la réglementation stimule l’offre, pousse à la différenciation, crée un référentiel commun. Cisco, en anticipant l’entrée en vigueur des certifications européennes (EUCC, EUCS), adopte le langage de ce nouveau marché. La souveraineté n’est plus une revendication, mais une norme technique.

Labels et certifications deviennent des actifs commerciaux

La souveraineté ne se vend pas sur parole. Elle se certifie. SecNumCloud 3.2 a servi de levier initial pour créer un segment à part dans le cloud. L’extension prévue par l’ENISA avec l’EUCS apportera une hiérarchie plus explicite, selon le niveau de contrôle exigé. Cisco vise déjà l’EUCC pour ses produits sur site. IPv6-ready, Common Criteria : ces labels ne relèvent plus du détail technique, mais du ticket d’entrée dans un marché réglementé.

Cette normalisation de la confiance permet aux acheteurs d’évaluer les offres, d’objectiver les choix, d’établir des clauses de réversibilité ou de localisation. En parallèle, elle ouvre une voie aux éditeurs et aux fournisseurs souhaitant capitaliser sur une conformité native plutôt que sur la seule innovation.

Les alliances industrielles ferment la chaîne

La souveraineté numérique ne s’arrête pas au logiciel. Elle s’ancre dans l’infrastructure physique, les semi-conducteurs, les chaînes d’approvisionnement. L’alliance entre ASML et Mistral symbolise cette convergence : celle d’une IA souveraine européenne adossée à des moyens matériels stratégiques. Le Chips Act et l’IPCEI-CIS visent à donner de la profondeur à cette logique.

Dans ce contexte, la stratégie de Cisco devient lisible : occuper le terrain de la couche réseau, sécuriser la connectivité critique, répondre à la résilience exigée par les réglementations européennes. Une position complémentaire à celle des hyperscalers, mais avec une ambition similaire : devenir un point d’ancrage du futur marché souverain intégré.

Le cas Cisco illustre la bascule : la souveraineté numérique devient un marché structuré, avec ses gammes, ses référentiels, ses canaux de distribution. Pour les DSI et les directions achats, cela signifie un changement de paradigme : la souveraineté devient activable, quantifiable, intégrable dans les appels d’offres. La localisation, le coût de sortie, la gestion contractuelle, la responsabilité en cas d’incident : tout peut désormais être négocié, comparé, justifié.

L’Europe a commencé à construire une filière économique de la souveraineté, sans forcément le revendiquer comme tel. Mais les signaux sont clairs : les offres se spécialisent, les fournisseurs s’adaptent, les acheteurs professionnalisent leur exigence. Ce n’est plus un mouvement idéologique. C’est un marché. Et il est en train de prendre forme.