Deux DSI sur cinq déclarent manquer d’alignement avec leur PDG, un tiers ne connaît pas clairement ses attentes, et seuls 37 % estiment disposer des budgets nécessaires à la modernisation. Dans ce schéma, l’IA agit moins comme un catalyseur de convergence que comme un révélateur des désajustements profonds entre ambitions exécutives et capacités opérationnelles. L’IA ne les rapproche pas, elle en expose les dissonances stratégiques.

La relation entre DSI et PDG s’est longtemps construite sur une complémentarité implicite. L’un portait la vision, l’autre la traduisait en architectures et en systèmes. Mais avec l’accélération de la transformation numérique, l’apparition de l’IA générative et la complexité croissante des arbitrages technologiques, cette entente fonctionnelle vacille. Au lieu de créer une dynamique commune, l’IA intensifie les pressions décisionnelles, accélère les arbitrages techniques et fragilise les équilibres historiques de gouvernance. Le risque n’est plus seulement celui d’un retard technologique, mais celui d’une désynchronisation durable entre la stratégie formulée par le PDG et sa mise en œuvre par la DSI. Chaque partie avance selon des horizons différents, souvent sans feuille de route partagée.

C’est le constat dressé par l’étude Netskope Crucial Conversations 2025 : les DSI expriment une perte de lisibilité stratégique, un déficit de soutien exécutif et une absence persistante de pilotage conjoint des transformations. En croisant ces résultats avec les observations d’IDC, de Gartner et de KPMG, se dessine une faille profonde dans la gouvernance des grandes entreprises numériques.

Un pilotage tech encore perçu comme un centre de coûts

Malgré les discours sur l’innovation et la compétitivité, la modernisation du système d’information continue d’être abordée comme une variable d’ajustement budgétaire. Selon Netskope, seuls 37 % des DSI jugent les moyens alloués suffisants. Cette sous-capitalisation pèse sur la migration des systèmes hérités, l’unification des données ou la maîtrise du risque cyber. L’écart entre les attentes stratégiques et les ressources opérationnelles s’amplifie.

L’étude IDC CIO Agenda 2025 montre que dans 42 % des organisations européennes, les arbitrages entre refonte applicative, transition vers des architectures cloud, et intégration des cas d’usage IA restent flous. Ce flou entraîne une dispersion des efforts, empêche la priorisation, et brouille la lisibilité du retour sur investissement. Pour le DSI, il devient difficile d’engager une transformation cohérente sans sponsor exécutif clair ni indicateurs de performance partagés.

Des stratégies IA pilotées hors du périmètre DSI

La popularisation de l’IA générative a profondément modifié les circuits de décision. Selon Gartner, 54 % des PDG participent directement aux décisions d’investissement en IA. Mais cette implication ne se traduit pas toujours par un dialogue renforcé avec les DSI. Près de la moitié de ces derniers, selon Netskope, ne disposent pas d’une feuille de route IA validée par la direction générale.

Dans les faits, de nombreux projets IA sont lancés par les directions métiers, la communication ou l’innovation, souvent sans cadrage technique suffisant. Le DSI se retrouve alors en position défensive, chargé de fiabiliser, d’intégrer ou de sécuriser des dispositifs conçus sans lui. Cette désintermédiation du pilotage technologique fragilise l’ensemble du système d’information, en multipliant les silos, les risques de non-conformité et les points de défaillance potentiels.

Un hiatus persistant sur le rôle stratégique du DSI

Le décalage ne tient pas uniquement aux budgets ou à la technologie, mais à une représentation floue de la fonction DSI. Dans l’étude KPMG CEO Outlook 2025, 63 % des PDG considèrent leur DSI comme un partenaire stratégique, mais seulement 28 % l’associent à l’innovation. Beaucoup continuent d’assigner à cette fonction un rôle de garant opérationnel, centré sur la continuité et la conformité.

Cette asymétrie de rôle engendre une asymétrie de langage. Là où le PDG attend des scénarios d’impact, des métriques de valeur et des propositions orientées résultat, le DSI parle souvent de dette technique, de risques cumulés, d’arbitrages systémiques. Ce malentendu structurel limite la capacité des deux parties à construire une vision partagée. Les directions financières endossent fréquemment un rôle d’intermédiaire, ce qui dilue la voix technologique dans les arbitrages exécutifs.

Vers une gouvernance conjointe des données et des systèmes

Certaines entreprises tentent de dépasser cette fracture par la mise en place d’instances de gouvernance numérique transverses. IDC évoque l’émergence d’AI Councils, Gartner celle des Tech Governance Boards, réunissant PDG, DSI, directions métiers et parfois RSSI. Ces comités permettent de cadrer les projets IA, de répartir les responsabilités et d’aligner les critères de décision.

Leur efficacité repose sur la définition d’indicateurs communs : la robustesse opérationnelle, le respect des contraintes réglementaires, la valeur métier réelle, et la capacité à industrialiser les expérimentations. Dans ces formats, le DSI redevient un copilote stratégique, capable de traduire les ambitions exécutives en infrastructures concrètes. À condition que les rôles soient clarifiés et la gouvernance formalisée, ces dispositifs constituent un levier de résilience organisationnelle.

Réactiver le dialogue comme condition d’une IA durable

Au-delà des structures, la priorité reste le réapprentissage d’un dialogue productif entre PDG et DSI. L’étude Netskope recommande de structurer des « conversations cruciales » trimestrielles autour de six thèmes : le coût, le risque, l’innovation, les personnes, l’évaluation et le patrimoine IT. Chacun de ces sujets implique une répartition claire des responsabilités et une vision partagée de la valeur.

Les entreprises qui réussissent cette articulation conjuguent trois pratiques : la transparence sur les contraintes techniques, la codéfinition des priorités stratégiques, et la mise en œuvre de projets à forte valeur probante. À mesure que l’IA agentique transforme les processus internes, ces pratiques ne relèvent plus du bon sens managérial mais de la gouvernance de la complexité. Gouverner l’IA, c’est avant tout gouverner l’interaction entre humains, dirigeants, techniciens, métiers, sur la base de réalités tangibles et évolutives.

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