Organisé dans la foulée du Conseil interministériel du numérique, cet événement marque une étape décisive dans la structuration d’une politique nationale d’autonomie technologique, dans un contexte de guerre commerciale déclarée et de dépendances industrielles persistantes.
Après la montée des tensions commerciales entre l’Union européenne et les États-Unis, Clara Chappaz a ancré son discours dans une logique de rapport de force stratégique. Qualifiant la guerre commerciale actuelle de « guerre idiote », elle a mis en garde contre toute escalade, tout en soulignant le poids économique de l’Union. « L’Europe est prête. Elle est forte de son marché de 450 millions de citoyens. Et je crois qu’aucune entreprise américaine, y compris dans le secteur du numérique, n’a à gagner à cette bataille. »
Une riposte européenne dans les services ?
À travers cette déclaration, la ministre adresse un avertissement implicite, mais limpide : dans un contexte où les grandes entreprises américaines dominent le cloud, les services numériques et les plateformes, toute offensive commerciale pourrait se heurter à une riposte européenne touchant directement leurs positions. La souveraineté numérique apparaît ainsi non seulement comme un impératif stratégique, mais aussi comme un levier géopolitique, susceptible d’être mobilisé dans un bras de fer transatlantique.Il s’agit clairement d’un rappel du pouvoir de marché de l’Union européenne, notamment dans le secteur des services numériques, et d’un signal envoyé aux entreprises américaines : une escalade commerciale pourrait se retourner contre leurs propres intérêts, en particulier dans un domaine où elles dominent très largement.
Un Observatoire de la souveraineté numérique
Cette posture défensive ouvre la voie à une affirmation plus ambitieuse : la construction d’une souveraineté numérique européenne passe par une compréhension lucide des dépendances actuelles, une politique de protection rigoureuse, et un soutien fort à l’innovation. C’est cette feuille de route en quatre piliers — connaître, protéger, innover, avancer ensemble — qu’a détaillée la ministre devant un parterre de dirigeants d’entreprises, de parlementaires, de représentants d’administrations et d’experts.Premier acte de cette stratégie, la mise en place d’un Observatoire de la souveraineté numérique, confié au Conseil général de l’Économie. Sa mission sera de cartographier avec précision les dépendances technologiques de la France, qu’il s’agisse des matières premières critiques, des composants électroniques ou des services d’infrastructure, comme le cloud, aujourd’hui dominé à près de 80 % par des fournisseurs extracommunautaires.
« Dans un monde de prédateurs, la question qui se pose est la suivante : de qui acceptons-nous d’être dépendants, et pour quel maillon de la chaîne ? », a lancé Clara Chappaz. Ce nouvel outil doit permettre à l’État de disposer d’éléments objectifs pour guider ses arbitrages industriels.
Un appel à projets pour renforcer l’offre de cloud souverain
Deuxième pilier : la protection. La ministre a salué le rôle pionnier de l’ANSSI dans la mise en œuvre du référentiel SecNumCloud, renforcé par la loi SREN. « Il s’agit des données relatives aux secrets de la Nation, au maintien de l’ordre public, à la protection de la vie. C’est un choix politique fort. Un choix politique assumé. Un choix politique nécessaire. » Elle a aussi rappelé que cette ambition de confiance devait désormais se jouer à l’échelle européenne, en imposant des standards souverains et sécurisés aux infrastructures critiques.Mais c’est surtout l’innovation qui apparaît comme le cœur de la réponse française. Clara Chappaz insiste : « La meilleure protection, c’est l’innovation. » Elle revendique l’ancrage pro-européen de l’exécutif et sa foi dans le progrès technologique. « Depuis 2018, la France a beaucoup fait. Avec France 2030, elle a déjà investi plus de 38 milliards d’euros dans les technologies de demain pour rattraper le retard industriel que nous avons accumulé. » C’est dans cette continuité qu’elle a annoncé le lancement d’un nouvel appel à projets pour renforcer l’offre de cloud souverain, avec pour ambition de bâtir « une offre de cloud européenne attractive, performante, compétitive. Une offre que les acteurs publics, les chercheurs, les entreprises, les citoyens voudront utiliser par conviction, mais aussi
par sa qualité. »
La ministre en appelle à une mobilisation générale
Enfin, le quatrième axe de la stratégie repose sur l’adoption des solutions existantes.« Si les grands patrons veulent acheter des solutions françaises, chiche ! », a-t-elle lancé, dans une interpellation directe aux décideurs économiques. Elle a rappelé l’existence de champions industriels tels qu’OVHcloud ou Scaleway, capables de répondre aux exigences des grands comptes publics et privés. L’objectif est clair : augmenter la part des achats numériques européens, sur le modèle de l’initiative « Je choisis la French Tech », et encourager une dynamique de filière à travers le Comité stratégique de filière « Logiciels et Solutions numériques de confiance ».
Ce volontarisme politique s’accompagne d’un message plus large. « La souveraineté numérique est un projet collectif. Un projet qui réunit l’État, les entreprises, les chercheurs, les territoires, les citoyens. Un projet qui exige de la constance, de la confiance, du courage. » Clara Chappaz en appelle à une mobilisation générale, insistant sur le fait que les conditions sont réunies pour faire émerger des solutions de rang mondial, dans le cloud, l’IA, la cybersécurité ou encore l’analyse de données.
En posant les bases d’une politique industrielle du numérique fondée sur la souveraineté, l’innovation et l’adoption, la France reste fidèle à sa vision stratégique d’après Seconde Guerre mondiale. Sa souveraineté technologique s’est construite au fil des décennies, notamment à travers des initiatives majeures dans les domaines de la défense et de l’industrie. Aujourd’hui, le Gouvernement tente de sortir d’une posture défensive pour passer à une logique de construction proactive. Une attitude qui lui a réussi par le passé.
Reste à transformer l’élan de Bercy en résultats tangibles, dans un environnement international incertain.