Le monde est traversé par des vagues de plus en plus rapprochées d’innovations de rupture. Cette évolution se caractérise par le fait qu’elle s’accélère à mesure que le temps passe. Entre la découverte des moyens de génération et de conservation du feu et l’innovation suivante ayant bouleversé nos modes de vie — comme la roue, l’écriture, ou l’agriculture — il s’est écoulé des millénaires. Mais entre l’invention du téléphone filaire et le smartphone connecté à l’intelligence artificielle, à peine quelques décennies
se sont écoulées.
Aujourd’hui, chaque révolution technologique semble déjà rattrapée par la suivante. Cette cadence frénétique redéfinit non seulement notre rapport au progrès, mais aussi les rapports de force entre nations. L’avance scientifique est devenue un enjeu de souveraineté, et maîtriser les technologies émergentes, un impératif de puissance. À ce titre, la deeptech — c’est-à-dire l’innovation fondée sur la science dure — n’est plus simplement un pari économique, mais une condition de survie stratégique dans un monde où la vitesse est devenue un facteur de domination.
Dans cette course mondiale, la France a pris position. Elle a investi, structuré, accompagné. Elle a semé. Mais reste à savoir si elle saura récolter à grande échelle. Car les innovations les plus puissantes ne changent le monde que si elles passent l’épreuve du marché, de l’industrialisation, et de la diffusion. Le dernier rapport de la Direction générale des entreprises, publié en mars, prend ce tournant au sérieux. Il dresse un constat sans
détour : la France dispose de tous les ingrédients scientifiques et entrepreneuriaux pour devenir un acteur de premier plan de la deeptech mondiale, mais elle ne franchira ce cap qu’à condition d’opérer un changement d’échelle rapide et structuré.
Les deeptech ne sont pas des startups comme les autres
Les entreprises deeptech ne sont pas des startups comme les autres. Leur raison d’être repose sur l’exploitation de découvertes scientifiques majeures, souvent issues de la recherche publique, dans des domaines à fort impact tels que l’intelligence artificielle, la biotechnologie, le quantique ou encore les nouveaux matériaux. Elles se distinguent par des cycles de développement longs, des besoins en financement très élevés dès les premières étapes, et une complexité particulière à passer du prototype auproduit industriel.
Le risque est élevé, l’incertitude forte, mais la valeur ajoutée — économique comme sociétale — est considérable. À ce titre, la deeptech dépasse le cadre de l’innovation classique pour devenir un outil de souveraineté industrielle et stratégique. Dans un monde où les standards technologiques déterminent les rapports de force, elle offre aux nations la capacité d’imposer leur vision, leurs normes, et leur autonomie.
Une dynamique positive, mais insuffisante
Fidèle à sa position souverainiste, la France a enclenché depuis 2019 une dynamique positive, mais insuffisante. L’écosystème s’est structuré avec plus de 2 500 startups deeptech aujourd’hui actives sur le territoire, contre un peu plus d’un millier il y a cinq ans. En 2023, les montants levés ont atteint 4,1 milliards d’euros, contre 1,5 milliard en 2019. Cette croissance est portée par une volonté politique claire. Grâce aux plans Deeptech, au programme France 2030 ou encore à une série de dispositifs opérés par Bpifrance, l’État a investi 4,5 milliards d’euros sur la période, combinant subventions, concours, prêts, fonds d’investissement et accompagnement stratégique. Ce soutien a permis de solidifier les premières phases de développement, d’amorçage, de preuve de concept, jusqu’aux premières levées de fonds.Mais le rapport souligne également les fragilités persistantes du modèle. Car au-delà de la phase de lancement, la France se heurte à un mur : celui du passage à l’échelle industrielle. À partir des séries B et C, le capital disponible se raréfie. Les investisseurs privés, souvent mal alignés sur la temporalité longue et les incertitudes propres à la deeptech, peinent à suivre. Les sorties, cessions, introductions en bourse, sont peu nombreuses, ce qui freine les flux de capitaux. Ce décalage devient plus préoccupant lorsqu’il est comparé à la dynamique internationale. En 2023, les États-Unis ont investi 46 milliards d’euros dans les technologies deeptech, la Chine 17, contre 4,1 pour la France. Les agences américaines de type ARPA consacrent à elles seules 6,5 milliards d’euros par an à l’innovation de rupture, soit plus que l’ensemble du soutien public français
sur cinq ans.
Renforcer les incitations à l’investissement long terme
Face à ces déséquilibres, le rapport appelle à un changement de dimension. Il ne s’agit plus seulement de créer des startups, mais de bâtir des champions industriels capables de rivaliser à l’échelle mondiale. Pour cela, l’État propose une mobilisation massive de moyens — publics et privés — de l’ordre de 30 milliards d’euros d’ici 2030. Mais au-delà des montants, c’est l’architecture du système qu’il faut réajuster.Le transfert de la recherche vers l’industrie doit être accéléré, les interfaces entre laboratoires et marchés mieux structurées, les verrous technologiques levés plus rapidement. L’État appelle également à réconcilier les temporalités : celles des chercheurs, des entrepreneurs, des investisseurs, mais aussi des institutions. Il invite à prolonger la durée de vie des fonds, à créer un marché secondaire deeptech, à renforcer les incitations à l’investissement à long terme.
L’ancrage industriel est crucial
L’ancrage industriel constitue un autre point crucial. Trop d’innovations restent confinées au stade du prototype. Pour qu’elles deviennent des produits transformant les filières industrielles, il faut des usines, des équipements, des chaînes de production. La commande publique peut jouer ici un rôle de catalyseur, en assurant une première demande, en assumant une part du risque, en ouvrant des marchés.Le rôle des grands groupes est également central : non plus en simples partenaires de recherche, mais comme investisseurs, acheteurs, et vecteurs de diffusion technologique. Il s’agit enfin de mieux utiliser les leviers européens. Le rapport insiste sur la nécessité de renforcer les moyens de l’European Innovation Council (EIC), d’accélérer l’union des marchés de capitaux et de construire une politique d’innovation qui soit réellement communautaire.
En définitive, la deeptech n’est pas seulement un enjeu de startup nation. Elle est une affaire de souveraineté, de résilience industrielle, de projection géopolitique. Dans cette course où chaque année compte, où chaque innovation peut redessiner l’ordre technologique mondial, la France ne peut se contenter d’accompagner, le mouvement. Elle doit désormais prendre les devants, investir massivement dans la recherche et le développement, soutenir ses entrepreneurs et créer un écosystème favorable à l’innovation. La France sait faire, à l’exemple de ce qui a été accompli dans l’aéronautique, l’espace et la défense.