À peine cinq semaines après sa nomination à la tête d’Intel, Lip-Bu Tan, figure historique de l’écosystème de l’électronique et ancien président de Cadence, l’entreprise américaine spécialisée dans les logiciels de conception de circuits électroniques, a exposé sa vision lors de la conférence Intel Foundry 2025.

Nommé à la tête d’Intel pour accélérer le redressement du groupe, Lip-Bu Tan a présenté une stratégie ambitieuse mêlant la relance technologique, l’ouverture écosystémique et la transformation culturelle en profondeur. Face à la domination de TSMC et de Samsung, le fondeur américain veut redevenir un acteur incontournable de l’ère IA — et s’imposer comme le premier « fondeur système » mondial.

« Je suis pleinement engagé pour faire de la Foundry d’Intel un succès, et je sais où nous devons nous améliorer », a-t-il affirmé d’emblée, avant de poser les fondations d’une stratégie technique, industrielle et culturelle ambitieuse. S’adressant directement à ses partenaires, clients et fournisseurs, il a martelé : « Nous devons gagner votre confiance, chaque jour. Ce métier est avant tout un métier de service. »

Sortir du modèle historique intégré

L’enjeu est vital : repositionner Intel comme un acteur de premier plan sur le marché mondial de la fonderie de semi-conducteurs, alors que la demande explose avec l’essor de l’intelligence artificielle. Mais pour cela, l’entreprise doit d’abord corriger une décennie de retards accumulés. Autrefois symbole de maîtrise technologique, Intel a laissé filer son avance face à des concurrents comme TSMC ou Samsung, qui ont su livrer plus vite, s’adapter aux nouveaux besoins du marché et devenir les partenaires incontournables des géants du cloud et de l’IA.

En parallèle, Intel a longtemps conservé un fonctionnement très fermé : l’entreprise concevait et fabriquait uniquement ses propres puces, avec ses propres outils, dans ses propres usines. Ce modèle, très intégré, est aujourd’hui remis en question dans un monde où les clients attendent plus de souplesse, des technologies de pointe accessibles à tous, et une logique de service bien plus marquée.

La nouvelle stratégie portée par Lip-Bu Tan vise donc une transformation en profondeur du cœur industriel d’Intel : il s’agit de revoir les procédés de fabrication, de moderniser les usines, de repenser l’organisation interne, mais aussi de reconstruire la confiance avec les clients. Intel ne veut plus seulement produire pour lui-même, mais devenir un fournisseur de référence pour l’ensemble de l’industrie, notamment dans le domaine stratégique des puces dédiées à l’IA.

La technologie de gravure 18A, au cœur de la stratégie d’Intel…

Au cœur de ce plan de relance se trouve le nœud Intel 18A, technologie de gravure avancée développée aux États-Unis. Conçu pour concurrencer les offres 3 nm de TSMC et Samsung, ce procédé repose sur deux innovations clés : RibbonFET, une architecture de transistors de type Gate-All-Around (GAA), qui succède au FinFET et améliore le contrôle des courants de fuite, et PowerVia, une technologie d’alimentation par l’arrière qui optimise la densité des circuits et leur efficacité énergétique. Lip-Bu Tan la décrit comme « la base sur laquelle nous construisons l’ensemble de nos futures plateformes », avec une ambition claire : servir les charges de travail les plus exigeantes en IA, en HPC ou
en edge computing.

La version 18A-P, plus flexible, est destinée à élargir la base client. Compatible en avec la version initiale, elle permet un portage rapide des conceptions tout en offrant de nouvelles options de performance. À cela s’ajoute une version 18A-PT, dotée de TSV (Through-Silicon Vias), pour l’empilage 3D.

Ces développements illustrent une volonté de s’adapter à la diversité des usages, une demande exprimée directement par les clients, comme l’a souligné Kevin O’Buckley, vice-président senior d’Intel Foundry : « Nous avons redéfini nos roadmaps avec l’écoute active de l’écosystème. »

… avant l’arrivée de 14A de seconde génération

Plus loin sur l’horizon technologique, Intel prépare l’arrivée du 14A. Ce nœud de seconde génération capitalise sur les retours d’expérience du 18A et intègre notamment la lithographie EUV à haute ouverture numérique (High-NA EUV). Objectif : améliorer encore les performances par watt, la densité et la fiabilité, tout en assurant une plus grande prévisibilité industrielle. « Notre engagement est simple : être au rendez-vous, et livrer à temps », a insisté Lip-Bu Tan.

Mais Intel ne se contente pas de reconquérir le terrain perdu sur le front du silicium. Le groupe entend se positionner comme un « fondeur système » de nouvelle génération, en s’appuyant sur ses technologies de packaging avancé. EMIB (Embedded Multi-die Interconnect Bridge), Foveros et Foveros Direct permettent à Intel de proposer des assemblages complexes de puces hétérogènes dans des architectures 2.5D et 3D, taillées pour l’IA. « Ces technologies sont la clé de voûte des architectures massivement parallèles qui définiront la prochaine décennie de l’électronique », a déclaré Naga Chandrasekaran, responsable de la production technologique.

Intel introduit également une nouvelle version de sa technologie d’interconnexion, baptisée EMIB-T. Cette évolution vise à faciliter l’assemblage de plusieurs puces spécialisées sur un même support, en ajoutant des connexions verticales directement à travers les couches de silicium (grâce à une technologie appelée TSV). Cela permet notamment d’intégrer des modules de mémoire très haut débit (HBM4) ou des interfaces universelles à très haute vitesse (UCIe), essentielles pour les systèmes d’intelligence artificielle.

Concrètement, EMIB-T améliore la communication entre les différentes parties d’une puce dite « modulaire » : le calcul, la mémoire, les interconnexions. Le tout avec des gains en performances, en compacité et en efficacité énergétique. Cette approche permet à Intel de proposer à ses clients des composants plus puissants et plus faciles à assembler, tout en réduisant les coûts et les délais de fabrication.

Alignement sur les standards industriels

Ce changement de posture s’accompagne d’un alignement sur les standards industriels. Historiquement réputé pour sa complexité d’accès, Intel a revu sa copie pour faciliter le travail des concepteurs. « Le gap de difficulté entre nos technologies et celles des autres fondeurs a été quasiment comblé », s’est félicité Sachin Katti, PDG de Synopsys, qui a salué une collaboration étroite autour du 18A. Même son de cloche chez Cadence et Siemens EDA, qui ont mis en avant les progrès d’Intel en matière d’outillage, de design for yield et de packaging.

Mais c’est sur le terrain culturel que Lip-Bu Tan engage les changements les plus radicaux. Dans un courriel interne envoyé aux salariés le 24 avril, il n’a pas mâché ses mots. « Nous sommes perçus comme trop lents, trop complexes, trop figés. Nous devons redevenir une entreprise d’ingénieurs, simple, rapide et orientée client. » Pour cela, il annonce une réduction des couches hiérarchiques, un recentrage sur l’exécution, la suppression des processus internes jugés inutiles et un retour sur site obligatoire quatre jours par semaine dès septembre. Des suppressions de postes sont également prévues, avec une ligne claire : réduire les coûts, tout en retenant les talents clés.

Plus de 90 Md$ engagés sur quatre ans

Ce repositionnement s’appuie sur des investissements colossaux : plus de 90 milliards de dollars engagés en quatre ans pour moderniser les fabs (en Arizona, Oregon, Irlande, Israël, Malaisie), déployer l’automatisation (notamment des robots Boston Dynamics), et renforcer la chaîne d’approvisionnement sur le sol américain. Une réponse directe aux attentes des pouvoirs publics américains, qui voient en Intel un acteur stratégique de la souveraineté industrielle nationale.

« Revenir au sommet sera difficile. Cela exigera des décisions douloureuses. Mais nous avons une opportunité unique : réinventer une icône industrielle, et prouver qu’un géant peut rebondir. C’est pour cela que je suis ici », a conclu Lip-Bu Tan.

Le retour en force d’Intel passe donc par une transformation complète : culturelle, organisationnelle, mais surtout industrielle. Avec la Foundry comme pivot, Lip-Bu Tan entend refaire d’Intel un leader technologique — non plus uniquement pour ses propres puces, mais pour tout l’écosystème mondial de l’IA. Au-delà d’Intel, c’est tout l’écosystème qui observe cette tentative de reconquête avec attention. Car l’échec ou la réussite de ce plan pèsera lourd dans l’équilibre du marché mondial des semiconducteurs, à l’aube de l’ère des systèmes IA à très grande échelle.