Les infrastructures cloud sont devenues le socle des applications, de l’intelligence artificielle et de l’innovation numérique, la question du contrôle et de l’accès équitable à ces ressources se pose donc avec une acuité nouvelle. La Commission européenne, soucieuse de ne pas laisser le marché se refermer autour d’un nombre restreint de fournisseurs, lance trois enquêtes. Elle soupçonne AWS et Azure de verrouillage structurel qui pourraient pénaliser les entreprises européennes et les administrations.

Sur un marché équitable, chaque client doit bénéficier des mêmes chances et de la même qualité de service, sans privilège ni obstacle : c’est ce principe que la Commission européenne entend défendre en lançant trois enquêtes majeures sur les pratiques des géants du cloud. L’exécutif reproche à Amazon Web Services et Microsoft Azure d’agir comme des « passerelles essentielles » entre entreprises et consommateurs, alors même qu’ils ne remplissent pas officiellement les critères de taille et de part de marché fixés par le Digital Markets Act. Parallèlement, une troisième enquête doit déterminer si le cadre réglementaire européen suffit à prévenir les pratiques susceptibles de limiter la compétitivité et l’équité dans le secteur du cloud en Europe.

Trois enquêtes pour clarifier le rôle des géants du cloud

La première étape de cette démarche passe par l’ouverture de trois investigations formelles, annoncées le 18 novembre 2025. Deux d’entre elles ciblent spécifiquement Amazon Web Services et Microsoft Azure. Même si ces acteurs n’atteignent pas strictement les seuils quantitatifs du Digital Markets Act, la Commission estime qu’ils occupent déjà une position stratégique, agissant comme « passerelles essentielles » entre les entreprises, les consommateurs et les nouveaux services numériques. Il s’agit de déterminer s’ils doivent être qualifiés de « gatekeepers », ce qui impliquerait des obligations supplémentaires en matière d’ouverture, d’interopérabilité et de non-discrimination.

Qu’est-ce qu’une « passerelle essentielle » ou « gatekeeper » ?

Dans la logique du Digital Markets Act, une « passerelle essentielle » – ou « gatekeeper » – désigne une entreprise qui occupe une position dominante sur un marché numérique clé, au point de contrôler l’accès d’autres acteurs (entreprises, fournisseurs de services, utilisateurs finaux) à des ressources ou à des services incontournables. Ce rôle de filtre ou de point de passage obligatoire peut donner à l’opérateur concerné un pouvoir de marché disproportionné : il peut imposer ses propres règles, limiter l’interopérabilité, restreindre la portabilité des données ou favoriser indûment ses propres services.

Le statut de « gatekeeper » entraîne des obligations précises : garantir l’ouverture de ses interfaces, permettre l’intégration de solutions concurrentes, ne pas exploiter sa position pour verrouiller les clients ou écarter des acteurs alternatifs. La reconnaissance de ce statut par la Commission européenne vise à rétablir un équilibre, en empêchant qu’un acteur ne puisse agir comme un arbitre unique du marché au détriment de la diversité et de l’innovation.

Un marché sous tension entre innovation et dépendance

L’écosystème européen du cloud se trouve aujourd’hui à un carrefour. D’un côté, la rapidité des innovations, l’essor des usages IA et la demande croissante de souveraineté numérique créent un terreau fertile pour la diversification et l’émancipation technologique. De l’autre, la domination persistante de quelques géants américains risque de figer les équilibres, de limiter la capacité d’innovation locale et d’alourdir la facture pour les entreprises, contraintes d’adopter des technologies ou des standards définis hors d’Europe.

La régulation européenne se positionne donc comme un outil stratégique pour préserver la liberté de choix, encourager la concurrence et soutenir l’émergence de nouveaux acteurs. L’enjeu dépasse la simple rivalité commerciale : il s’agit de structurer un environnement où la sécurité, la transparence et la résilience deviennent des valeurs partagées, au bénéfice de l’ensemble du tissu économique et institutionnel.

Des obligations renforcées pour garantir l’équité

Si Amazon Web Services ou Microsoft Azure étaient désignés comme « gatekeepers », ils seraient soumis à des règles renforcées. Cela inclurait la nécessité de garantir l’interopérabilité avec d’autres solutions, l’interdiction de favoriser leurs propres services dans les contrats, et une transparence accrue sur les pratiques tarifaires ou contractuelles. Pour les fournisseurs européens, il s’agit d’une opportunité de rééquilibrer la concurrence, d’accélérer leur intégration dans la chaîne de valeur et d’offrir aux clients une véritable alternative, tout en limitant les risques de dépendance excessive.

Ces obligations pourraient également favoriser l’innovation, en ouvrant l’accès aux données, en facilitant la portabilité des services et en stimulant la création de solutions sur mesure. L’industrie cloud européenne, bien qu’encore fragmentée, dispose ainsi d’un cadre plus protecteur pour investir, se structurer et conquérir de nouveaux marchés face à des acteurs établis.

Une régulation en mouvement pour un marché en mutation

En lançant une enquête sur l’efficacité du DMA dans le secteur du cloud, la Commission européenne montre sa volonté d’adapter ses outils à la réalité mouvante de l’économie numérique. Le marché du cloud se distingue par son échelle, la rapidité de ses transformations et la complexité des dépendances techniques. L’évaluation en cours devra permettre de corriger d’éventuelles lacunes réglementaires, d’anticiper les nouvelles formes d’intégration verticale et d’accompagner la montée en puissance des infrastructures critiques.

Cette dynamique de régulation évolutive témoigne de la maturité acquise par l’Europe dans la gestion des marchés numériques. Plutôt que de réagir a posteriori à des abus de position dominante, l’Union européenne s’engage à protéger de manière proactive la diversité de son écosystème et à créer un terrain de jeu équitable pour tous les acteurs, quel que soit leur poids ou leur origine.

Des bénéfices pour les entreprises et l’innovation européenne

L’enjeu final de ces enquêtes ne se limite pas à l’encadrement des géants américains. Il s’agit de garantir que chaque entreprise européenne, chaque administration publique, chaque fournisseur de services puisse choisir ses partenaires technologiques en toute liberté. À terme, la régulation pourra contribuer à réduire les coûts liés à la dépendance, à accélérer l’innovation en favorisant la diversité des offres, et à renforcer la sécurité des chaînes de valeur numériques.

La transformation numérique européenne, désormais portée par des infrastructures cloud stratégiques, entre dans une phase où la régulation devient un levier de compétitivité autant qu’un outil de protection. La capacité à reconnaître, à anticiper et à répondre aux besoins des utilisateurs, comme le ferait le meilleur des commerçants, s’impose plus que jamais comme la clé d’un marché numérique ouvert, équitable et durable.

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