L’automatisation et l’IA transforment profondément la structure des compétences dans les entreprises. Mais au-delà des pénuries de talents largement commentées, une fragilité plus profonde se dessine. L’étude « Skills Economy Report 2026 » de Cornerstone met en lumière un déséquilibre systémique entre gains de productivité à court terme et capacité de renouvellement des compétences à long terme.
La transformation du travail est souvent décrite comme une transition linéaire vers de nouveaux métiers et de nouvelles expertises. Pourtant, derrière cette narration rassurante, le marché des compétences se recompose selon des logiques bien plus proches d’une économie financière que d’un simple cycle de formation. L’étude de Cornerstone propose précisément ce changement de focale, en analysant les compétences comme des actifs soumis à des phénomènes d’appréciation, d’obsolescence et de volatilité.
Ce déplacement du regard permet de dépasser le discours classique sur la pénurie de talents. Il met en évidence une fragilité plus structurelle, liée non pas à l’absence de compétences disponibles, mais à l’érosion progressive des mécanismes qui permettaient historiquement de les produire, de les transmettre et de les renouveler.
La compétence devient l’unité économique du travail
L’un des éclaircissements majeurs de l’étude réside dans le choix assumé de ne plus raisonner par métiers ou par fonctions, mais par compétences élémentaires. L’explosion de la demande en intelligence artificielle ne se traduit pas par une multiplication des postes spécialisés, mais par l’infusion de briques de compétences IA dans l’ensemble des rôles. Selon Cornerstone, la demande en compétences liées à l’IA et au machine learning a progressé de 245 % entre 2023 et 2025, sans correspondre à une explosion équivalente des intitulés de poste associés.
Cette distinction est structurante pour les entreprises. Elle invalide les stratégies RH fondées sur des silos d’expertise ou des centres d’excellence isolés. La compétence devient une unité économique transversale, combinable et recomposable, qui traverse les fonctions, les secteurs et les niveaux hiérarchiques. Dans ce modèle, la valeur ne réside plus dans un métier figé, mais dans la capacité à assembler des compétences techniques et humaines au sein de rôles hybrides.
Convergence entre compétences techniques et humaines
L’étude confirme une tendance que nous avons souvent observée, mais qu’elle formalise de manière chiffrée. Les frontières entre compétences techniques et compétences humaines se dissolvent. Les rôles historiquement relationnels intègrent désormais des exigences analytiques et data, tandis que les profils techniques doivent développer des compétences émotionnelles et collaboratives. Cornerstone souligne ainsi que les ingénieurs IA voient la demande en intelligence émotionnelle progresser de 95 %, tandis que les fonctions de service client nécessitent de plus en plus de compétences analytiques.
Ce mouvement ne relève pas d’un simple enrichissement des profils. Il redéfinit en profondeur la notion de préparation au travail. Des compétences telles que l’autonomie, la capacité à travailler de manière indépendante ou l’enthousiasme professionnel connaissent des progressions spectaculaires, respectivement de 850 % et 999 %, selon l’étude. Ces indicateurs traduisent une attente implicite des entreprises, celle de collaborateurs capables de fonctionner dans des environnements instables, automatisés et partiellement désintermédiés.
L’automatisation sape la formation des compétences
Là où l’étude se distingue nettement des analyses existantes, c’est dans son diagnostic sur les effets de long terme de l’automatisation. En supprimant ou en réduisant drastiquement les tâches répétitives confiées aux profils débutants, les entreprises assèchent les terrains d’apprentissage qui permettaient historiquement la montée en compétence. Cornerstone estime que près de 30 % des heures de travail des postes d’entrée de carrière sont désormais automatisables, précisément celles qui servaient de socle à l’acquisition de l’expérience.
Ce phénomène crée un paradoxe équivoque. Les entreprises exigent de plus en plus de compétences avancées, notamment en IA, tout en réduisant les opportunités permettant de les acquérir. La disparition progressive des postes juniors ne relève donc pas seulement d’un ajustement organisationnel, mais d’un risque pour la capacité collective à produire les compétences futures.
Une bulle de productivité sous-jacente à la transformation
L’étude va plus loin en qualifiant ce déséquilibre de fragile équation économique. Les gains de productivité générés par l’IA et l’automatisation sont réels et nécessaires, mais ils reposent sur une forme de consommation accélérée du capital humain existant. Sans réinvestissement explicite dans la formation, l’apprentissage par la pratique et les parcours de montée en compétence, ces gains risquent de devenir insoutenables.
Cornerstone évoque explicitement le risque d’une « bulle de productivité », alimentée par des performances à court terme mais déconnectée de la capacité à renouveler les compétences à long terme. Le vieillissement démographique accentue encore cette tension, avec une contraction attendue de la population active dans de nombreux pays de l’OCDE d’ici 2060.
Stratégie compétences, stratégie d’investissement
Face à ce constat, l’étude invite les entreprises à changer radicalement de posture. Les compétences ne peuvent plus être considérées comme un simple sujet RH ou un centre de coûts. Elles doivent être abordées comme des actifs stratégiques, nécessitant des investissements continus, mesurables et pilotés avec la même rigueur que la recherche et développement.
Pour les dirigeants et les DSI, l’enjeu dépasse la seule adoption de technologies d’IA. Il s’agit de construire des architectures organisationnelles capables de développer les compétences en même temps qu’elles automatisent les processus. À défaut, la transformation numérique risque de produire un effet paradoxal, une performance immédiate au prix d’une fragilisation durable de la capacité d’innovation.
En replaçant la question des compétences au cœur de l’équation économique, le « Skills Economy Report 2026 » offre une grille de lecture précieuse pour comprendre les tensions actuelles. Plus qu’un état des lieux, il constitue un avertissement stratégique pour les entreprises qui confondraient transformation technologique et soutenabilité organisationnelle.























