Longtemps considérés comme les gardiens d’une orthodoxie managériale centrée sur la création de valeur financière, les dirigeants d’entreprise ne peuvent plus se contenter d’optimiser les indicateurs économiques. Sous l’effet conjugué des ruptures technologiques, des tensions géopolitiques, des attentes sociétales et des évolutions démographiques, la fonction se transforme. Le dirigeant doit redéfinir son périmètre de compétences, non seulement techniques et stratégiques, mais aussi humaines, sociales et politiques.
Le dirigeant d’entreprise n’est plus seulement le garant d’une trajectoire, il devient le pilote d’un organisme vivant confronté à des chocs multiples, où chaque décision engage désormais l’économie, l’organisation et le contrat social de l’entreprise. Cette recomposition n’est plus l’apanage des dirigeants de grandes entreprises. Les enquêtes mondiales illustrent nettement ce basculement.
Le CEO Survey de PwC 2025 indique que 45 % des dirigeants doutent que leur entreprise survive dix ans sans transformation profonde, alors même que leur optimisme sur les perspectives économiques immédiates remonte. KPMG montre qu’une large majorité d’entre eux place désormais l’IA parmi leurs priorités d’investissement, tandis que la géopolitique figure en tête des préoccupations dans plusieurs études Fortune, Deloitte et McKinsey. Le métier de dirigeant se déplace ainsi d’une fonction de pilotage économique vers une gouvernance systémique.
La gouvernance de l’IA remonte au niveau du PDG
Les dirigeants naviguent dans un monde où les décisions politiques redessinent les marchés. Les restrictions américaines sur les semi-conducteurs ont obligé Nvidia à restructurer son offre vers la Chine, les tensions en mer Rouge ont perturbé des chaînes logistiques entières en rallongeant des trajets maritimes de plusieurs milliers de kilomètres, et la guerre en Ukraine a imposé aux industriels européens une reconfiguration énergétique accélérée. Chaque dirigeant doit aujourd’hui intégrer des scénarios politiques dans ses arbitrages industriels, commerciaux et financiers.
De grands groupes structurent désormais des dispositifs internes de veille géopolitique au niveau de la direction générale. Les entreprises réévaluent leurs zones de dépendance, rééquilibrent leurs implantations et multiplient les plans de contingence. Le dirigeant d’aujourd’hui fonctionne davantage comme un diplomate économique, contraint d’anticiper les contraintes réglementaires, les sanctions commerciales et les réalignements stratégiques régionaux.
L’IA n’est plus un sujet technique relégué à la DSI
L’intelligence artificielle n’est plus un sujet technique cantonné à la DSI. McKinsey observe que dans un nombre croissant d’entreprises, la gouvernance de l’IA remonte au niveau du PDG. Dans les faits, l’IA touche désormais tout les aspects, réduction des coûts, création de nouveaux services, automatisation des processus, transformation des métiers. Salesforce, Microsoft, Google, mais aussi des industriels comme Siemens ou Schneider Electric, restructurent leurs offres et leurs organisations autour de capacités IA cœur.
Les dirigeants doivent arbitrer entre développement interne, plateformes externes, souveraineté des données, conformité réglementaire, exposition aux risques éthiques et réputationnels. Ils deviennent responsables non seulement de la performance technologique, mais aussi de l’acceptabilité sociale, comme éviter les biais, garantir la fiabilité, sécuriser les usages. L’IA devient une question de gouvernance stratégique, pas uniquement d’innovation.
Réinventer le contrat social interne
Le World Economic Forum estime que près de 40 % des compétences de base évolueront d’ici 2030. La pénurie mondiale de compétences techniques, notamment dans l’IA, la cybersécurité et les données, se chiffre déjà à plusieurs centaines de milliers de postes non pourvus. Deloitte constate que de nombreuses directions reconnaissent l’importance de la « performance humaine », mais qu’une minorité seulement dispose d’indicateurs fiables pour la piloter.
Les dirigeants doivent donc orchestrer simultanément la requalification à grande échelle, l’attraction de talents rares, la fidélisation et la prévention de l’épuisement professionnel dans des organisations soumises à transformation permanente. Des entreprises comme Airbus, BNP Paribas, Schneider Electric, Accenture ou Bosch investissent massivement dans des universités internes et des programmes d’apprentissage continu. Le leadership devient une fonction d’architecte social, afin de produire de la performance tout en garantissant la capacité humaine à absorber le changement.
Assumer un agenda climatique et sociétal
Le climat n’est plus une posture, il devient un paramètre industriel. Les dirigeants doivent intégrer des investissements lourds dans la décarbonation, la réduction des émissions et l’adaptation réglementaire. L’Europe impose des cadres exigeants, les marchés financiers intègrent les critères ESG dans leurs arbitrages, et les salariés attendent des engagements crédibles, mesurables et cohérents.
Cela se traduit concrètement par des réorganisations de chaînes de valeur, des investissements technologiques majeurs, des arbitrages difficiles entre compétitivité et responsabilité. Le dirigeant devient une figure publique exposée : chaque déclaration, chaque retard ou chaque renoncement peut avoir un impact réputationnel et financier immédiat.
Gérer des cycles de direction plus courts
Le turnover des PDG atteint des niveaux élevés dans certaines régions, conséquence directe de la pression des conseils d’administration et des marchés. Les cycles de direction se raccourcissent, les fenêtres de preuve se resserrent, l’exigence de résultats rapides coexiste avec des injonctions à transformer en profondeur. Parallèlement, la défiance sociétale envers les élites oblige les dirigeants à incarner la transparence, la cohérence et la responsabilité.
Selon des cabinets spécialisés qui ont analysé cette évolution, la dimension morale du leadership remonte au premier plan. Résilience, capacité à expliquer, aptitude à assumer des décisions impopulaires mais nécessaires, compétence à tenir une trajectoire dans un environnement instable, ces qualités deviennent aussi déterminantes que les compétences financières classiques.
Le métier de dirigeant bascule ainsi d’une logique d’optimisation vers un art de navigation en eaux vives. Ceux qui maîtrisent cette nouvelle grammaire, gouverner l’IA sans perdre l’humain, absorber les chocs géopolitiques sans renoncer à la vision, assumer des responsabilités sociétales sans sacrifier la performance, dotent leur entreprise d’un avantage global décisif, d’une résilience structurelle, d’une attractivité renforcée et d’une capacité effective à anticiper les ruptures.
Sources :
- PwC – Global CEO Survey 2025 : enquête mondiale auprès de 4 701 dirigeants sur les priorités stratégiques, la croissance et les besoins de transformation.
- KPMG – CEO Outlook 2025 : baromètre international (plus de 1 300 répondants) mettant en évidence l’importance de l’IA, des talents et de la résilience dans un environnement incertain.
- World Economic Forum – The Future of Jobs Report 2025 : analyse de l’évolution des compétences et du marché du travail à l’horizon 2030 à partir des perspectives de plus de 1 000 employeurs mondiaux.
- Deloitte – Human Capital Trends Report 2025 : synthèse des tendances RH et du rôle des dirigeants dans la performance humaine et l’adaptation des organisations.
- McKinsey & Company – The State of AI: Global Survey 2025 : aperçu de l’adoption de l’intelligence artificielle en entreprise et de ses implications pour les stratégies de direction.
- World Economic Forum – Future of Jobs Report 2025 : analyse des emplois émergents et des compétences clés pour la prochaine décennie.






















