Alors que les usages médicaux de l’intelligence artificielle conversationnelle se multiplient en dehors des circuits cliniques établis, OpenAI amorce une nouvelle étape stratégique en recrutant une ex-dirigeante de Meta pour piloter ses produits santé. Sans prétendre se substituer aux professionnels, l’éditeur de ChatGPT entend structurer une offre à la fois accessible, crédible et compatible avec les normes du secteur.
L’IA d’OpenAI est déjà mobilisée dans de nombreux scénarios à portée médicale. Des parents y injectent des corpus de recherche sur des maladies rares pour orienter un diagnostic. Des sportifs s’en servent pour bâtir des régimes alimentaires et des plans d’entraînement personnalisés. D’autres encore y partagent leurs analyses biologiques dans l’espoir d’identifier des signaux faibles ou des interactions médicamenteuses. Si ces usages ne relèvent d’aucune validation clinique, ils s’appuient sur des modèles entraînés partiellement à partir de contenus médicaux. Des retours d’expérience crédibilisent la démarche, y compris chez des patients dont les médecins ont confirmé certaines hypothèses formulées par le robot conversationnel.
Cette popularité, hors cadre, révèle une tension croissante : celle entre la promesse fonctionnelle de l’IA générative et son absence d’intégration formelle dans les parcours de soins. Une situation qui ouvre un espace à conquérir pour les éditeurs technologiques, mais soulève aussi des questions critiques de responsabilité, de traçabilité des sources et de conformité aux règles éthiques et réglementaires.
Un recrutement stratégique pour structurer une offre santé
Le choix d’Ashley Alexander pour piloter les produits santé d’OpenAI est tout sauf anecdotique. Elle a passé plus de douze ans à des postes de direction chez Facebook et Instagram, et rejoint aujourd’hui une équipe dirigée par Fidji Simo, ex-PDG de Instacart et nouvelle responsable des applications d’OpenAI. Toutes deux partagent une ambition explicite : concevoir des produits capables d’améliorer l’accès aux soins et les résultats de santé, en tirant parti des points forts de ChatGPT, analyse de documents, personnalisation des réponses, repérage de motifs dans des jeux de données hétérogènes.
Cette orientation place OpenAI dans une posture délicate. Comment tirer parti d’un outil populaire sans dériver vers le solutionnisme médical ? La concurrence esquisse plusieurs scénarios. OpenEvidence, par exemple, propose déjà un agent spécialisé qui exploite des études cliniques en fournissant les références précises (New England Journal of Medicine, etc.) et se conforme aux pratiques professionnelles. L’entreprise revendique des scores parfaits à l’examen américain de médecine et affirme avoir évalué GPT‑5, qui aurait obtenu 97 % de bonnes réponses selon ses propres tests internes.
Entre licences, données et crédibilité scientifique
Pour espérer pénétrer durablement le secteur médical, OpenAI devra décadenasser plusieurs verrous. Le premier est économique : les licences d’accès aux publications médicales spécialisées restent coûteuses, alors même que les sources les plus stratégiques ne sont pas en libre accès. À ce jour, OpenAI n’a pas communiqué sur d’éventuels partenariats avec les grands éditeurs scientifiques. Or, le développement de produits santé impose nécessairement une stratégie d’acquisition ou de licence de contenus, comme l’a fait OpenEvidence en son temps.
Le second enjeu touche à la régulation. L’utilisation des interactions utilisateurs pour l’entraînement des modèles pose la question du respect du RGPD et des réglementations sectorielles. L’anonymisation effective, la finalité des traitements, la possibilité d’opposition ou d’effacement demeurent floues dans le fonctionnement actuel de ChatGPT. Cette opacité limite sa crédibilité en tant qu’outil médical, mais ne freine pas sa diffusion auprès du grand public. C’est tout le paradoxe de l’IA grand public appliquée à la santé : massivement utilisée, mais juridiquement incertaine.
Les scribes médicaux, première vague d’IA opérationnelle
Le développement le plus structuré à ce jour concerne les scribes médicaux automatisés. Ces assistants IA enregistrent les consultations, puis génèrent une synthèse structurée directement intégrée dans le dossier du patient. Microsoft, via Nuance, a signé un partenariat stratégique avec Epic, le leader des dossiers de santé électroniques aux États-Unis. Le système de transcription automatique sera nativement intégré dans l’environnement Epic, ce qui en facilitera l’adoption. Les premiers retours indiquent un gain de temps notable et une réduction de la charge administrative pour les médecins.
Face à cette dynamique, la concurrence s’organise. Abridge, jeune pousse américaine positionnée sur le même segment, revendique déjà plus de 100 millions de dollars de revenus récurrents. En se présentant comme des briques intermédiaires entre IA généraliste et infrastructure hospitalière, ces acteurs témoignent de l’émergence d’une IA de santé outillée, spécialisée, et conforme aux exigences opérationnelles. Une stratégie plus pragmatique — et mieux encadrable — que les usages autonomes ou les services de diagnostic prédictif en libre accès.
Vers une nouvelle filière hybride de la santé augmentée
OpenAI dispose d’une fenêtre stratégique pour structurer une offre santé à la croisée des usages individuels et des systèmes professionnels. À condition d’investir dans des licences, des partenariats cliniques et une meilleure gouvernance des données, l’éditeur pourrait faire émerger une filière hybride combinant la puissance des modèles généralistes et les exigences de traçabilité des environnements médicaux. L’enjeu dépasse la simple automatisation : il s’agit de renforcer la confiance, de valoriser les savoirs médicaux et de créer des outils à la fois pertinents, accessibles et responsables.
Dans ce cadre, le recrutement d’Ashley Alexander pourrait annoncer une nouvelle génération de produits IA de santé, conçus non comme des substituts aux médecins, mais comme des amplificateurs d’expertise et des accélérateurs de prise en charge. Le pari d’OpenAI n’est pas de médicaliser ChatGPT, mais de développer des agents spécialisés exploitant ses capacités tout en respectant les contraintes du secteur.