Sous l’impulsion de l’intelligence artificielle générative, certaines entreprises pionnières repensent profondément leur organisation interne. Moins visibles que les grandes annonces de produits, ces réorganisations signalent une mutation structurelle du monde du travail. À mesure que les outils d’IA deviennent plus puissants et plus accessibles, les frontières entre métiers s’estompent, les circuits de décision se transforment, et les hiérarchies fonctionnelles laissent place à des logiques plus transversales. C’est une nouvelle ère qui s’ouvre pour les entreprises dites « IA-native », où l’agilité, l’hybridation des rôles et la capacité à expérimenter priment sur la structure.
Chez LinkedIn, filiale de Microsoft, ce tournant est déjà en cours. Les équipes ne sont plus structurées par fonctions (produit, design, ingénierie), mais par produit, dans une logique de responsabilisation et d’expérimentation rapide. Les designers y sont incités à générer du code à l’aide d’outils IA, pendant que les développeurs se voient confier des tâches de conception. « Le plus important aujourd’hui, ce n’est plus la maîtrise technique, mais le jugement : la capacité à sentir si une idée est bonne pour le marché ou non », résume Tomer Cohen, chief product officer chez LinkedIn, dans un article cité par Business Insider.
Pour ce faire, la nouvelle structure encourage les employés à être des "constructeurs complets" qui agissent sur les idées de produits indépendamment de leur titre, idéalement en avançant plus vite et en expérimentant plus qu'ils ne le feraient autrement. Au lieu d'avoir des groupes de chefs de produits, de concepteurs et d'ingénieurs relevant de différents responsables, le personnel est désormais regroupé en fonction du produit sur lequel il travaille.
Moderna fusionne IT et RH sous une même direction
Cette tendance ne se limite pas à la tech, tous les secteurs sont touchés par cette évolution. Chez Moderna, le géant américain des vaccins à ARN messager, l’IA a bouleversé les processus d’évaluation de la performance au point de provoquer une réorganisation complète : les départements des ressources humaines et de l’informatique ont été regroupés sous une même direction, plaçant le DRH à la tête des deux entités. Une décision révélatrice de l’intégration croissante des outils d’IA dans les fonctions de support, comme l’analyse des performances ou la planification des compétences.Intel, de son côté, a récemment procédé à une réorganisation stratégique en nommant un chief technology and AI officer unique, en la personne de Sachin Katti, ancien
vice-président et directeur général du groupe Network and Edge chez le fondeur. Selon une note interne obtenue par Reuters, cette décision a pour but de rassembler la stratégie produit, les laboratoires R&D, la feuille de route IA et les activités Edge sous une même gouvernance, dans le but de mettre ces unités en ordre de marche face à Nvidia
et sa pile de l’IA.
Adapter l’organisation à la nouvelle donne de l’IA
Certes, la réorganisation chez Intel procède de la rationalisation des opérations et de la séparation de certaines unités commerciales, et non de l’hybridation des compétences. Toutefois, ces changements, même s’ils sont motivés par des défis financiers et la nécessité d’améliorer l’efficacité opérationnelle, résultent de la nécessité d’adapter l’organisation, de la recherche à la production, à la nouvelle donne de l’IA et face à la pile de l’IA« full-stack » de Nvidia.
En Chine, c’est SenseTime, géant de la vision par ordinateur, qui a redessiné son organigramme fin 2024 pour répondre au ralentissement de son activité historique. Comme le rapportait Reuters en décembre 2024, la société a réorienté ses investissements vers l’IA générative, en créant plusieurs business units sectorielles (santé, commerce de détail, smart city…), avec des responsables produits dotés d’autonomie renforcée.
Le décalage entre directions et terrain est frappant
Pourtant, cette transformation n’est pas exempte de tensions. L’étude « Generative AI Adoption in the Enterprise », menée par Writer et Workplace Intelligence auprès de 1 600 professionnels (dont 800 dirigeants) en décembre 2024, dresse un constat nuancé. Si 88 % des salariés et 97 % des membres du comité exécutif affirment avoir déjà tiré profit de l’IA générative, 72 % des entreprises ont néanmoins rencontré des difficultés majeures dans sa mise en œuvre. Dans 71 % des cas, les applications IA sont développées en silo. Et pour 42 % des dirigeants, leur déploiement a généré des tensions organisationnelles, voire des luttes de pouvoir internes.Le décalage entre directions et terrain est frappant. Alors que 75 % des décideurs estiment que leur entreprise a bien réussi à adopter l’IA, seuls 45 % des employés partagent cet avis. Ce manque d’alignement se traduit par une perte de confiance, voire une forme de rejet : 41 % des salariés des générations Y et Z déclarent saboter ou contourner la stratégie IA de leur entreprise, par crainte d’un remplacement ou insatisfaction vis-à-vis des outils proposés. Fait révélateur, 35 % des collaborateurs financent eux-mêmes leurs outils IA, faute d’alternatives satisfaisantes fournies par leur employeur.
Penser et agir en « full-stack »
Au-delà des résistances, c’est toute la définition des rôles qui se recompose. L’IA rend possible une hybridation inédite des compétences. Un designer peut désormais générer des interfaces codées via Figma. Un développeur peut automatiser ses tests avec GitHub Copilot. Un commercial peut améliorer ses performances à l’aide d’outils de modélisation prédictive ou d’analyse de sentiments. L’étude de Writer souligne que 59 % des dirigeants recherchent aujourd’hui des profils capables de penser et d’agir en « full-stack », au croisement du design, de la donnée, du produit et du business.Ce basculement redéfinit aussi les conditions du succès. Les entreprises les plus avancées partagent plusieurs caractéristiques : d’abord, une stratégie IA formalisée (80 % de taux de réussite pour celles qui en disposent, contre 37 % sans stratégie). Ensuite, un niveau d’investissement conséquent : celles qui allouent plus de 10 millions de dollars par an à ces projets obtiennent des résultats jusqu’à 40 points supérieurs à la moyenne. Enfin, l’activation de relais internes : 77 % des utilisateurs peuvent devenir des ambassadeurs de l’IA en entreprise, et 98 % de ceux qui le sont ont déjà contribué à la création ou l’amélioration d’un outil IA sur mesure.
Les fournisseurs ne répondent pas pleinement aux attentes
Reste que les partenaires technologiques ont encore beaucoup à prouver. Selon Writer, 94 % des dirigeants estiment que leurs fournisseurs ne répondent pas pleinement aux attentes. Le manque d’accompagnement stratégique, l’absence de dispositifs pilotes ou la faible personnalisation des solutions freinent l’adhésion et limitent le retour sur investissement. Pour réussir, les éditeurs devront évoluer d’une posture de prestataire à celle de co-bâtisseur.Derrière ces mutations, une leçon essentielle se dessine : intégrer l’IA dans l’entreprise ne relève pas uniquement de la technique. C’est une réinvention culturelle, organisationnelle, managériale. Ce n’est plus seulement une affaire d’infrastructure ou d’algorithmes, mais de gouvernance, de collaboration, de confiance.
Ces pionniers ont-ils raison de repenser leurs structures dès maintenant ? Si la promesse de l’IA est celle d’une organisation plus fluide, plus inventive et plus réactive, alors le chantier ne peut pas attendre. Et ceux qui hésitent à transformer leur modèle risquent, demain, de le faire dans l’urgence, là où d’autres auront déjà bâti la prochaine étape de leur évolution, ou révolution cognitive.