L’IA générative s’infiltre progressivement chez les professionnels, mais sa véritable adoption au sein des entreprises françaises reste encore mal comprise, partielle et inégalement répartie. Loin des discours technologiques portés par les éditeurs, l’étude menée par Ipsos et Greenworking dévoile un paysage fait d’usages discrets, de méconnaissances persistantes et de tensions latentes autour de l’avenir du travail.

Tandis que l’intelligence artificielle générative continue de faire la une des conférences d’entreprises et des stratégies de modernisation des processus, son intégration réelle dans les organisations françaises semble encore largement tâtonnante. C’est ce que révèle l’étude récente publiée par Ipsos et Greenworking dans le cadre de l’Observatoire de l’intelligence artificielle au travail. Ce baromètre, fondé sur les réponses de 1 000 salariés, dévoile une réalité nuancée où l’IA générative devient autant un facteur de gains de productivité qu’un vecteur d’inquiétudes professionnelles.

Entre usages discrets, méconnaissance persistante et anxiété professionnelle, l’IA générative n’a pas encore trouvé sa pleine légitimité dans l’expérience collaborateur. De fait, le baromètre interroge, en creux, la capacité des entreprises à structurer une gouvernance adaptée, à accompagner les collaborateurs dans leur montée en compétence, et à inscrire cette technologie dans une dynamique inclusive et durable.

Une adoption encore partielle et fortement contrastée

À peine un tiers des salariés interrogés (33 %) déclarent que l’IA générative a été effectivement déployée dans leur entreprise. Parmi eux, seuls 14 % évoquent une généralisation de son usage à la majorité des collaborateurs, tandis que 19 % indiquent une mise en œuvre plus restreinte, touchant une partie des effectifs. Un autre tiers des répondants évoque des phases de test ou de déploiement pilote, preuve que nombre d’entreprises tâtonnent encore dans leur approche de ces technologies.

Ce degré d’avancement varie sensiblement selon la taille de l’entreprise. Les structures de plus de 250 salariés se distinguent par un taux d’expérimentation significativement plus élevé (52 %), alors que les entreprises de taille intermédiaire (100 à 249 salariés) affichent des taux de généralisation bien plus faibles. Quant aux PME de 50 à 99 salariés, elles sont plus nombreuses à indiquer l’absence totale de projet IA (54 %) ou son inscription à l’état d’intention (28 %).

Ce gradient d’adoption illustre une fracture structurelle : les grandes entreprises, plus dotées en ressources techniques, humaines et budgétaires, pilotent l’exploration de l’IA générative à travers des initiatives cadrées ou des environnements bac à sable. Les PME, en revanche, restent en retrait, confrontées à des enjeux d’appropriation, de moyens et de retour sur investissement immédiat.

Des usages diffus, peu visibles… et souvent méconnus

Au-delà du simple déploiement, la fréquence d’utilisation réelle de l’IA générative demeure limitée. Seuls 11 % des salariés déclarent y recourir plusieurs fois par jour, et 9 % une fois par jour. Les usages hebdomadaires ou mensuels représentent environ un quart des réponses, tandis que plus d’un salarié sur deux déclare y recourir rarement, voire jamais.

Mais un phénomène plus insidieux transparaît : une part croissante de collaborateurs utilisent sans le savoir des fonctionnalités d’IA générative intégrées à leurs outils bureautiques (comme Copilot dans Microsoft 365, ou Gemini dans Google Workspace). Cette « IA invisible », intégrée de manière transparente aux flux de travail existants, génère un décalage entre usage réel et perception de l’usage. L’étude parle alors de « fantômes de l’IA », soulignant que certains salariés interagissent avec des modèles génératifs sans même en avoir conscience.

Ce brouillage contribue à une forme d’adoption grise, non documentée, souvent hors cadre, qui complique à la fois la mesure du déploiement effectif et l’accompagnement des usages.

Une acculturation encore balbutiante

L’appropriation de l’IA générative repose inévitablement sur un socle de compréhension minimale. Or, l’étude révèle un déficit notable d’acculturation parmi les salariés. Si 79 % déclarent avoir entendu parler de l’intelligence artificielle de manière générale, ils ne sont que 42 % à dire connaître précisément ce qu’est l’IA générative, et à peine 25 % savent la distinguer clairement d’autres formes d’IA (discriminative, algorithmique…).

Les notions pourtant centrales dans l’usage professionnel de l’IA — comme le prompt, l’itération ou même le machine learning — demeurent obscures pour une majorité d’actifs. Près de 60 % des répondants ne savent pas précisément à quoi ces concepts renvoient. Ce manque de culture technique constitue un frein manifeste à une appropriation maîtrisée, susceptible de générer des erreurs d’usage, des frustrations ou une dépendance excessive aux outils, et sans capacité critique.

Pour les directions des systèmes d’information comme pour les départements RH, cette situation appelle une réponse structurée : plans de formation ciblés, sensibilisation aux enjeux éthiques, dispositifs d’accompagnement au changement et intégration progressive dans les politiques de compétences.

Un enthousiasme mesuré, traversé par l’inquiétude du remplacement

Malgré ces freins, l’étude souligne une réception plutôt favorable de l’IA générative parmi ses utilisateurs. Plus de 70 % des répondants ayant recours à ces outils en tirent un bénéfice perçu en termes de productivité, d’assistance à la rédaction ou d’efficacité quotidienne.

Cependant, cette acceptation s’accompagne d’une inquiétude latente. Près d’un salarié sur deux redoute que l’IA puisse à terme transformer en profondeur son métier, voire rendre son poste obsolète. Cette crainte est particulièrement prégnante chez les moins de 35 ans, et dans les fonctions où le traitement de texte, la création de contenu ou la gestion de l’information jouent un rôle central.

Cette tension entre enthousiasme individuel et anxiété collective reflète les ambivalences du moment. Les collaborateurs perçoivent l’IA comme un facilitateur immédiat, mais aussi comme un vecteur de déqualification possible, voire d’invisibilisation de leur expertise. Elle cristallise un malaise plus large autour de la place du travail humain dans les futurs modèles d’organisation.

Une gouvernance encore largement en construction

Face à ces dynamiques contrastées, les entreprises peinent à structurer une gouvernance claire. Dans les organisations où l’IA générative est en place, seuls 18 % des salariés déclarent qu’un cadre d’usage formel est défini. La plupart des pratiques relèvent de l’initiative individuelle, sans ligne directrice partagée ni politique explicite sur la formation, la confidentialité, la qualité ou l’éthique.

Cette absence de cadre favorise les expérimentations opportunistes, mais expose également les organisations à des risques accrus : biais algorithmiques, production de contenus erronés, non-conformité aux normes RGPD ou aux chartes internes, manque de traçabilité des décisions.

Le décalage entre l’arrivée de la technologie et la structuration de son usage pose ici un véritable enjeu de pilotage. Il souligne la nécessité d’un portage stratégique par les directions générales, d’une implication des métiers dans la définition des cas d’usage, et d’un suivi régulier des impacts.

À travers ce panorama, l’étude Ipsos-Greenworking invite les entreprises à dépasser une logique purement technocentrée. Le déploiement de l’IA générative ne peut plus se résumer à des intégrations logicielles ou à des annonces d’innovation : il doit être conçu comme une transformation collective, incluant les attentes, les craintes et les réalités vécues des salariés. En ce sens, les pionniers de l’adoption pérenne seront ceux qui choisiront une approche pragmatique, ancrée dans les usages, contextualisée par métier, accompagnée dans la durée, et co-construite avec les équipes. L’IA générative peut devenir un levier de performance et de simplification, à condition d’être aussi un objet de dialogue, d’éducation et de reconnaissance.