La France, auréolée de son écosystème foisonnant de jeunes pousses spécialisées en intelligence artificielle, est souvent présentée comme l’un des épicentres européens de l’innovation numérique. Les chiffres confirment cette vitalité : 68 % des startups françaises exploitent déjà l’IA, un taux supérieur de dix points à la moyenne de l’Union et en progression annuelle de 26 %. Pourtant, derrière cette vitrine dynamique, l’économie hexagonale demeure à deux vitesses : seuls 30 % des employeurs français, toutes tailles confondues, utilisent régulièrement l’IA, contre 42 % de leurs homologues européens. Une latence typiquement hexagonale, qui relève du schéma général, culturel dirions-nous, d’adoption des technologies.
La France dispose des atouts requis pour passer de la théorie à la pratique ; encore faut-il transformer l’avance de ses jeunes pousses en moteur de croissance pour l’ensemble du tissu économique. C’est précisément ce défi que met en lumière cette étude, en soulignant les leviers susceptibles de convertir le potentiel technologique français en avantage compétitif durable.
Un contraste entre jeunes pousses et grands comptes
Certes, on pourrait arguer que le rattrapage se fait généralement assez rapidement pour éviter à la France le déclassement technologique. Sur ce point, les rédacteurs de l’étude sont circonspects : la cadence de rattrapage française (+11 % en un an) est deux fois plus lente que celle de l’UE (+27 %). La question qui se pose alors est simple : la Francesaura-t-elle transformer l’avance de ses startups en avantage compétitif pour l’ensemble de son tissu productif ?
Le tableau dressé par l’étude révèle un contraste entre jeunes pousses et grands comptes. Celui-ci tient en grande partie au capital — financier comme humain — dont disposent les premières. Deux tiers des startups tricolores attribuent leur croissance à la disponibilité du capital-risque, un volume de financement quasiment doublé en un an, désormais seulement devancé par l’Allemagne sur le continent. Mieux encore : 56 % d’entre elles estiment déjà maîtriser les compétences clés de l’IA, soit près de quatre fois le niveau moyen des entreprises françaises, preuve qu’elles sont capables de recruter et de retenir des profils rares. Leur agilité se traduit par des usages sophistiqués : 42 % créent des produits inédits fondés sur l’IA et 45 % déploient des modèles à l’échelle de l’entreprise, tandis qu’un noyau de 20 % conçoit ses propres systèmes d’apprentissage
automatique sur mesure.
Le « piège de la moyenne technologie »
En contraste, les grandes entreprises françaises restent prisonnières de ce que le rapport Draghi qualifie de « piège de la moyenne technologie ». Certes, 53 % d’entre elles ont déjà recours à des solutions d’IA, mais l’usage demeure surtout tactique : à peine 13 % combinent plusieurs modèles avancés ou développent des solutions propriétaires, et 23 % s’appuient sur l’IA pour créer de nouveaux produits.Si les usages restent dans la moyenne par rapport à la courbe d’adoption mondiale, les chercheurs d’AWS se montrent plus préoccupés par les niveaux d’investissement des entreprises hexagonales. Seuls 40 % disposent d’un budget spécifiquement alloué à l’IA (contre 58 % dans l’UE) et moins de 6 % revendiquent une stratégie globale, loin derrière la moyenne européenne de 25 %. Or l’étude montre que, lorsqu’elles franchissent le pas, les retombées sont tangibles : 90 % des firmes ayant intégré l’IA constatent une hausse moyenne de 30 % de leur chiffre d’affaires et 66 % une amélioration de la productivité. Pour expliquer cette « inertie », les rédacteurs voient une combinaison de deux freins : le déficit d’infrastructures numériques et la pénurie de talents.
Le cloud, prérequis technique de la plupart des projets IA, n’est adopté que par 46 % des organisations françaises, contre 52 % en Europe. À cette barrière s’ajoute la pénurie de talents : 68 % des directions françaises pointent le manque de compétences IA — un chiffre qui culmine à 75 % dans les grands groupes — alors que les recrutements s’étirent sur plus de six mois en moyenne. Les petites et moyennes entreprises, qui forment la colonne vertébrale de l’économie, se heurtent, pour leur part, à la question budgétaire : 40 % jugent prohibitif le coût de mise en œuvre, et 38 % déclarent ne pas trouver les experts nécessaires ; pour 47 % d’entre elles, cette pénurie ralentit la croissance et alourdit les coûts opérationnels.
L’incertitude règlementaire complique l’équation
Enfin, l’incertitude règlementaire complique l’équation. Près de deux tiers des entreprises déclarent ne pas comprendre leurs obligations face au futur règlement européen sur l’IA, et elles réservent 46 % de leurs budgets technologiques à la conformité, soit la part la plus élevée des pays étudiés. Conséquence : les sociétés concernées prévoient d’investir 30 % de moins dans l’IA sur les trois prochaines années. Ce paysage révèle un paradoxe : l’État a su financer la recherche, encourager les champions du numérique dans le cadre de France 2030, le taux d’adoption de l’IA atteint déjà 46 % dans l’industrie manufacturière grâce à ce plan, mais il doit désormais simplifier la mise en conformité et fluidifier l’accès des PME aux incitations fiscales pour que l’innovation diffuse plus largement.La France dispose de tous les atouts pour transformer l’essai. Ses startups démontrent la valeur économique des technologies d’IA, ses instituts de recherche abritent certains des meilleurs laboratoires mondiaux, et ses grands donneurs d’ordre sont en quête d’avantages compétitifs durables. Si le pays parvient à aligner tous les prérequis et instaurer un cadre règlementaire lisible, le dynamisme des jeunes pousses pourrait alors se diffuser à l’ensemble de l’économie. À défaut, le risque persiste de voir l’Hexagone briller par l’excellence de son innovation sans en récolter pleinement les fruits industriels.