L’intelligence artificielle n’est plus une affaire de techniciens. Elle s’impose au sommet des organisations, redessinant les contours du leadership. À travers son étude « Global AI Confessions : CEO Edition », Dataiku révèle comment l’IA devient une responsabilité directe des PDG, et un enjeu d’employabilité.

Pendant longtemps, l’intelligence artificielle a été une affaire de spécialistes. Entre les mains des data scientistes ou des DSI, elle relevait d’un enjeu technique, parfois obscur, souvent périphérique aux préoccupations des directions générales. Mais cette époque est révolue. Comme toutes les grandes révolutions numériques avant elle, l’IA a franchi les frontières du département IT pour monter au dernier étage de l’immeuble, et pénétrer au cœur des décisions stratégiques. Aujourd’hui, elle façonne les trajectoires d’entreprises. Et demain, elle décidera peut-être de la carrière de leurs dirigeants.

Le dernier rapport publié par Dataiku, « Global AI Confessions: CEO Edition », en partenariat avec Harris Poll, illustre ce changement de paradigme. Réalisée auprès de plus de 500 PDG dans quatre grands pays industrialisés, cette enquête révèle une réalité sans fard : la réussite ou l’échec d’une stratégie IA est désormais un enjeu de survie pour les PDG. Près des trois quarts d’entre eux (74 %) reconnaissent qu’ils pourraient perdre leur poste dans les deux prochaines années s’ils ne parviennent pas à générer des résultats tangibles grâce à l’intelligence artificielle. Aux États-Unis, cette proportion monte même jusqu’à 79 %.

Remplacer des cadres dirigeants par une IA

L’IA n’est donc plus perçue comme un levier parmi d’autres. Elle est devenue un nouveau contrat de performance entre le dirigeant, son conseil d’administration et ses actionnaires. Les exigences sont claires : 63 % des PDG déclarent que leur conseil d’administration attend désormais des résultats concrets de leurs investissements en IA. Et 96 % estiment que ces attentes sont justifiées. Ce n’est plus une affaire d’innovation, c’est un test
de leadership.

Ce changement de perspective entraîne aussi une redéfinition des rôles. Car dans cette nouvelle économie pilotée par les données, l’IA n’est pas seulement un outil : elle devient un acteur stratégique à part entière. Une large majorité des dirigeants interrogés (94 %) estiment qu’un agent IA pourrait donner des conseils aussi pertinents, voire plus avisés, qu’un membre humain de leur conseil d’administration. Et 89 % pensent qu’un tel système pourrait concevoir une meilleure stratégie que certains membres de leur propre équipe de direction. Fait révélateur : un PDG sur deux affirme qu’il pourrait, à terme, remplacer trois à quatre cadres dirigeants par une IA pour la planification stratégique.

Gare à l’« AI Washing »

Ces aveux dessinent un paysage inédit, où la frontière entre intelligence humaine et artificielle s’estompe au sommet même des organisations. Mais cette transition n’est pas sans heurts. Car entre l’ambition et la réalité, un fossé persiste. Le rapport met ainsi en lumière deux dérives majeures : celle de l’« AI washing », et celle du « AI commodity trap ». Dans le premier cas, 35 % des initiatives IA sont mises en œuvre davantage pour soigner l’image d’entreprise que pour créer de la valeur réelle.

Dans le second, 87 % des dirigeants croient que des solutions IA « sur étagère »,
c’est-à-dire génériques, peuvent rivaliser avec des outils développés sur mesure pour leurs besoins sectoriels. Pour l’heure, cette vision est considérée comme « une illusion dangereuse » par les auteurs du rapport. Ils estiment qu’elle trahit une sous-estimation des spécificités métiers et une forme de « déresponsabilisation stratégique ».

Toutefois, notre analyse diffère légèrement, sans l’invalider, de celle des auteurs du rapport. En effet, l’IA sur étagère peut être un excellent moyen de mettre un pied dans le domaine de l’IA. De plus, les grands modèles de langage, les outils d’automatisation ou de génération de contenu préentraînés sont aujourd’hui d’un niveau tel qu’ils couvrent 80 % des cas d’usage standards, à un coût réduit. Pour des fonctions transverses (RH, finance, support client), la customisation poussée est rarement nécessaire dès le départ. Ainsi, intégrer une « IA-Commodité » peut s’avérer être une stratégie judicieuse de minimum viable product (MVP). On teste, on apprend, puis on met à l’échelle. Le vrai piège serait de croire que tout doit être « customisé » dès le départ, ce qui freine la mise en œuvre et multiplie les coûts.

La gouvernance reste un problème

À ces écueils s’ajoute un problème de gouvernance : 94 % des PDG suspectent leurs collaborateurs d’utiliser des outils d’IA générative sans validation ni cadre formel, dans un phénomène désormais bien identifié sous le nom de « Shadow AI ». Cette utilisation non contrôlée d’outils comme ChatGPT, Claude ou Midjourney par les salariés révèle les lacunes des politiques internes de sécurité, de conformité et d’éthique. Une faille potentiellement lourde de conséquences.

Dans ce contexte, la régulation devient un sujet essentiel. Loin d’être une contrainte comme les autres, elle agit comme un révélateur de maturité organisationnelle. Pourtant, 32 % des dirigeants reconnaissent avoir abandonné des projets IA à cause d’incertitudes réglementaires, et 37 % ont été contraints de les retarder. En France, cette prudence est encore plus marquée : 59 % des PDG affirment avoir dû repousser des initiatives IA pour cette raison, et 84 % craignent que la régulation européenne — notamment l’IA Acte — ne freine l’adoption de l’IA dans leurs entreprises. Un dilemme persiste : faut-il avancer vite au risque de l’erreur, ou attendre la clarté réglementaire au risque
du déclassement compétitif ?

Ce qui transparaît à travers cette étude, c’est une mutation silencieuse, mais profonde du leadership. Le dirigeant d’aujourd’hui ne peut plus ignorer l’IA. Et celui de demain ne pourra pas s’en remettre uniquement à ses experts. Il devra comprendre, arbitrer, orienter. Il devra devenir un chef d’orchestre capable d’intégrer l’intelligence artificielle à sa vision stratégique, de l’aligner avec les valeurs de l’entreprise et d’en mesurer l’impact
avec lucidité.

Il n’est donc pas surprenant que 31 % des PDG considèrent déjà que la capacité à piloter une stratégie IA deviendra, dans trois à quatre ans, une compétence déterminante pour nommer un nouveau PDG. Une ligne dans leur CV. L’IA est en train de redéfinir la fonction dirigeante. Non pas en la remplaçant, mais en l’obligeant à se réinventer.