En l’espace de deux ans, l’open source est devenu l’un des principaux terrains de confrontation dans la course à l’IA. Cette dynamique, portée par les géants du numérique mondial, et des acteurs régionaux émergents, redéfinit les rapports de force dans l’IA de fondation. Une ouverture apparente, derrière laquelle se joue une bataille pour l’influence, la souveraineté et le contrôle des outils cognitifs du XXIe siècle.

Publier un modèle en open source permet aux fournisseurs technologiques de capter les communautés de développeurs, d’imposer des standards et de structurer un écosystème de dépendances. Cette logique, adoptée par Meta avec Llama 3, téléchargé plus de 30 millions de fois, alimente une dynamique d’expansion technologique pilotée par la base. Les poids de ces modèles sont désormais intégrés dans des centaines de produits et plateformes cloud, renforçant l’influence de leurs concepteurs à chaque usage indirect.

Alibaba suit une trajectoire similaire avec Qwen3-Coder, qui conjugue ouverture des poids, interopérabilité (avec Claude, CLI) et accès via sa plateforme Model Studio. En multipliant les points d’accès, le groupe chinois ne se contente pas de diffuser un modèle, mais cherche à structurer un écosystème technologique aligné sur ses propres normes, au-delà de son marché national. Comme pour Meta, l’objectif n’est pas la gratuité, mais l’influence, une diffusion encadrée, dans une logique de puissance technologique distribuée.

L’ouverture, un acte stratégique

Cette approche tranche avec le dilemme toujours non résolu d’OpenAI, dont le nom suggérait initialement une volonté d’ouverture, mais qui a progressivement basculé vers un modèle fermé et commercialisé, suscitant de nombreuses critiques. En mars 2024, plusieurs anciens employés ont publié une lettre ouverte dénonçant le manque de transparence de l’organisation, affirmant que « les entreprises qui développent les systèmes d’IA les plus puissants sont de moins en moins enclines à partager des informations sur leurs modèles ». Ils alertaient sur le fait qu’une telle opacité rendait
« impossible la supervision externe » et creusait l’asymétrie d’accès aux modèles
les plus avancés.

Examiné à la lumière de ces développements, l’ouverture effective de modèles par les grands fournisseurs n’est pas seulement une démarche technique, mais un acte
stratégique : elle permet de se positionner à la fois comme fournisseur de briques technologiques, architecte de plateformes et promoteur d’un modèle alternatif aux grandes fondations fermées de la Silicon Valley.

Briser les monopoles et diluer l’hégémonie d’OpenAI

L’essor de l’open source est aussi une réponse stratégique à la domination des modèles fermés d’OpenAI et d’Anthropic. GPT-4, Claude 3, Gemini ou Mistral Medium, pour les modèles commerciaux, concentrent une part majoritaire de l’usage des grandes entreprises occidentales. Cette concentration crée des dépendances critiques, que les acteurs concurrents cherchent à réduire en misant sur l’ouverture.

Mistral AI, avec ses modèles open source (7B, Mixtral, Codestral), a choisi une ligne claire : proposer des modèles de haute performance, modifiables et auto-« hébergeables », notamment pour les intégrateurs, les secteurs régulés et les plateformes souveraines. « Le besoin d’alternatives auditables, gouvernables et économiquement soutenables est immense », soulignait Arthur Mensch, PDG de Mistral, lors du dernier salon VivaTech.

Les résultats lui donnent raison : Mixtral-8x22B est aujourd’hui le modèle open source préféré des intégrateurs en Europe pour les cas d’usage industriels, selon une enquête menée par Hugging Face et l’Institut Montaigne en mai dernier.

Industrialiser l’écosystème IA sans assumer tous les coûts

L’open source permet également aux fournisseurs d’externaliser une part importante des efforts d’optimisation, de test et de spécialisation métier et sectorielle. En publiant les poids d’un modèle, les éditeurs s’épargnent le travail d’adaptation à chaque secteur, chaque langue ou chaque contrainte réglementaire. Ce sont les communautés (startups, chercheurs, intégrateurs) qui prennent le relais, enrichissant les modèles tout en renforçant leur dépendance à l’écosystème initial.

Cette stratégie d’industrialisation par délégation est visible chez Meta, Stability AI, Cohere ou même Alibaba. Le modèle économique repose non pas sur la vente directe du modèle, mais sur les services à forte valeur ajoutée autour : API, fine-tuning, orchestration d’agents, environnement cloud, SLA. Hugging Face, GitHub, AWS ou Google Vertex AI exploitent cette logique, avec un double bénéfice : diffuser largement, tout en captant la monétisation sur l’usage à grande échelle. En somme, une course à l’ouverture… mais pas à la gratuité

L’open source comme argument éthique et diplomatique

Dans un contexte de forte pression réglementaire, loi IA européenne, engagements G7, AI Safety Summits, les modèles ouverts sont perçus comme plus responsables. Ils peuvent être audités, testés, contrôlés. Pour les gouvernements et les associations d'utilisateurs, cela constitue un avantage majeur en matière de transparence algorithmique.

Certains États commencent même à l’exiger : en avril 2025, les Émirats arabes unis ont déclaré que seuls les modèles open source pourraient être utilisés dans les administrations publiques. Falcon LLM, développé par l’Institut technologique d’Abu Dhabi, en est une illustration. Il figure désormais parmi les cinq modèles open source les plus téléchargés dans le monde.

Modèles ouverts, les nouveaux piliers de la souveraineté numérique

La course à l’open source est également portée par les enjeux de souveraineté. Les modèles ouverts permettent aux États, aux collectivités et aux grandes entreprises de déployer des solutions d'IA sans dépendre d’infrastructures extraterritoriales. Ils peuvent être entraînés, modifiés, hébergés localement. Cela en fait des briques fondamentales pour bâtir des architectures souveraines, adaptées aux exigences locales de conformité (RGPD, secrets industriels, normes sectorielles).

En Europe, Mistral, Aleph Alpha, LightOn ou Kyutai alimentent cette dynamique. En Inde, la fondation BharatGPT entend produire des modèles multilingues adaptés aux langues vernaculaires. Au Brésil, le programme Brain est structuré autour de modèles open source en portugais, soutenus par l’État fédéral.

Une économie de l’open source… fondée sur des services fermés

Contrairement à l’image d’un écosystème libre et gratuit, l’open source en IA est aujourd’hui profondément structuré par des logiques commerciales. Les modèles sont ouverts, mais les outils d’orchestration, les API d’accès, les services gérés et les agents spécialisés sont souvent propriétaires. C’est là que se situe la nouvelle frontière de la monétisation, le modèle open core.

Selon une étude de Bain & Company (juin 2025), 72 % des entreprises utilisant un modèle open source d’IA paient en réalité pour des services associés, qu’il s’agisse d’hébergement sécurisé, de fine-tuning ou d’intégration métier. Le véritable enjeu n’est donc pas le modèle lui-même, mais la capacité à créer un écosystème de services autour de ce modèle.

Qu’est-ce que l’open core ?

Le modèle open core désigne une stratégie de commercialisation hybride dans laquelle le cœur technologique d’un logiciel, souvent un modèle, un moteur ou un module de base, est publié en open source, tandis que les fonctionnalités avancées, les interfaces de gestion, les connecteurs métier ou les services de support sont proposés sous licence propriétaire.

Cette approche permet aux fournisseurs de bénéficier des avantages de l’open source (diffusion rapide, adoption par les communautés, crédibilité technique) tout en conservant un contrôle sur les briques critiques à forte valeur ajoutée. Le modèle open core est largement utilisé dans les logiciels d’infrastructure, de données ou d’IA : le code est ouvert, mais l’usage en production passe par des offres commerciales encadrées.

Vers une consolidation autour de plateformes « open core »

La multiplication des modèles open source annonce une recomposition du marché autour de ces plateformes hybrides : modèles ouverts, mais outils fermés ; composants libres, mais orchestration propriétaire. Cette logique open core devient dominante chez les fournisseurs IA qui cherchent à concilier l’adoption rapide et la captation de valeur.

Elle pose toutefois une série de questions : qui contrôle réellement le cycle de vie des modèles ouverts ? Quelle gouvernance pour éviter les dérives ? Et quelle pérennité pour des projets dépendants d’acteurs commerciaux ? L’open source en IA ne sera pas durable s’il repose uniquement sur des géants capables d’en absorber le coût pour des raisons stratégiques.

Un open source stratégique, mais sous tension

La vague d’open source qui secoue le marché de l’intelligence artificielle depuis 2023 ne relève pas d’un altruisme soudain des géants technologiques. Elle revèle des objectifs bien identifiés : capter les développeurs, s’imposer comme standard, affaiblir les concurrents fermés, répondre aux régulations et renforcer des logiques de souveraineté. Cette ouverture est calculée, structurée, souvent partielle, car profondément stratégique.

La prochaine étape ? L’orchestration d’agents intelligents fondés sur des modèles ouverts, mais pilotés par des plateformes propriétaires. Une nouvelle couche d’intermédiation, où la bataille ne se jouera plus seulement sur la qualité du modèle, mais sur la capacité à structurer des environnements cohérents, gouvernables et performants pour les entreprises. Dans cette recomposition, l’open source n’est pas une fin : c’est une arme, un cheval de Troie, au service d’une influence algorithmique globale.