L’intelligence artificielle générative devient un accélérateur stratégique dans les processus de recherche et développement. Son intégration implique une remise à plat des modèles organisationnels, des cycles des projets et des modes de gouvernance. Pour les entreprises industrielles, elle ouvre une nouvelle voie vers la productivité, la différenciation et le contrôle des coûts.
Au fil de nos explorations sur les mutations silencieuses de l’informatique inférentielle, nous avons croisé un échange publié par McKinsey dans le cadre de son podcast Talks Operations. Cet échange entre Ravi Rajamani, responsable mondial des experts IA chez Google Cloud, et Ben Meigs, associé du cabinet McKinsey, livre un regard rare sur les mécanismes profonds de transformation de la recherche et développement à l’échelle industrielle. Plus qu’un simple état des lieux, il s’agit d’une plongée dans les dynamiques concrètes d’adoption, les réaménagements culturels et les tensions stratégiques qui façonnent désormais le quotidien des équipes d’ingénierie. Les intervenants s’accordent à dire que l’IA ne se contente pas de renforcer les outils existants, elle transforme en profondeur la manière même d’innover.
Ce basculement vers une recherche augmentée par l’IA ne repose pas uniquement sur la puissance des outils. Il s’appuie sur un faisceau de transformations structurelles qui, ensemble, redessinent les conditions de l’innovation en entreprise. Parmi les dynamiques les plus marquantes figurent la multiplication des cas d’usage, la consolidation progressive de la confiance dans les outils génératifs, l’exigence de modularité dans le choix des modèles technologiques et la montée d’une culture du pilotage par la valeur. En contrepoint, les inerties organisationnelles et les pratiques d’ingénierie héritées continuent de freiner la diffusion à grande échelle.
La quête de productivité redonne un rôle central à l’IA
Dans de nombreux secteurs, les investissements en recherche et développement produisent des effets décroissants sur l’innovation. Ce constat pousse les directions techniques à explorer des voies de transformation capables de raccourcir les délais, de réduire la dépendance aux essais physiques et d’améliorer la qualité des livrables. L’intelligence artificielle générative répond à ces attentes par sa capacité à générer des conceptions, optimiser des simulations et orchestrer des chaînes de valeur complexes.
Les secteurs à forte composante matérielle, comme l’aéronautique ou l’automobile, voient dans l’IA un moyen d’explorer plus largement des solutions, de concevoir plus rapidement des prototypes virtuels et d’identifier les défauts plus en amont. Selon les interlocuteurs, des pratiques comme la génération de modèles en trois dimensions à partir d’instructions simples, ou la substitution partielle des simulations physiques par des jumeaux numériques pilotés par IA, s’imposent progressivement comme de nouveaux standards industriels.
Google privilégie une approche modulaire et ouverte de l’industrialisation IA
Chez Google, près d’un tiers du nouveau code produit est généré avec l’aide de l’intelligence artificielle. Cette évolution s’est faite dans un cadre maîtrisé, avec une validation systématique par les ingénieurs. Loin d’une délégation totale, le processus repose sur une collaboration étroite entre les personnes et les outils, dans une logique d’augmentation et non de remplacement.
Comme l’indique Ravi Rajamani, cette stratégie s’inscrit dans une logique d’ouverture. Google combine ses propres modèles, comme ceux de la famille Gemini, avec des solutions tierces telles que Claude ou des modèles en source libre. Cette diversité permet d’adapter les usages aux exigences de performance, de sécurité ou de souveraineté. L’entreprise fait ainsi de la flexibilité technologique un principe structurant pour répondre aux besoins de ses clients dans des environnements variés, y compris à la périphérie du cloud.
Les investissements IA doivent suivre une logique progressive et mesurable
La difficulté à quantifier par avance les bénéfices de l’IA ne doit pas retarder les démarches d’exploration. Ben Meigs souligne l’intérêt de commencer par des cas d’usage ciblés, avec des budgets limités, afin de mesurer concrètement l’impact sur les indicateurs de productivité, de qualité ou de performance métier. Cette approche permet ensuite de prioriser les projets à fort potentiel et de concentrer les investissements sur les initiatives les plus prometteuses.
Les débatteurs s’accordent à dire que l’intelligence artificielle doit être considérée comme un levier à part entière de la stratégie de recherche et développement. Cette évolution implique une transformation de la gouvernance des portefeuilles de projets, une évaluation rigoureuse de la valeur générée et une capacité à désinvestir rapidement en cas d’échec. La rapidité d’apprentissage devient alors une composante essentielle de la compétitivité.
Les processus de développement doivent être reconfigurés en profondeur
Adopter l’intelligence artificielle dans les chaînes d’ingénierie ne signifie pas insérer des outils dans une mécanique existante. C’est l’ensemble des cycles de conception, de validation et d’industrialisation qu’il faut repenser. Selon les intervenants, un fabricant de turbines a par exemple réduit de onze mois un cycle initial de dix-huit grâce à l’optimisation IA. Pour sécuriser les résultats, l’entreprise a ajouté une étape de validation des modèles IA en amont du processus.
Les méthodes en cascade montrent leurs limites dans un environnement rendu plus agile par l’intelligence artificielle. Certaines étapes peuvent être réalisées en parallèle, d’autres supprimées, d’autres encore automatisées. Cette évolution impose la mise en place de nouveaux outils de contrôle, comme la gouvernance des versions de modèles, les dispositifs de test anti-régression, la traçabilité des jeux de données et l’adaptation des critères de validation. Le pilotage par les résultats remplace progressivement les séquences fixes héritées du passé.
Une acculturation progressive portée par le leadership
L’introduction de l’intelligence artificielle dans la recherche et le développement modifie la perception même du métier d’ingénieur. En supprimant certaines tâches répétitives, elle valorise les activités de conception, d’analyse et d’interaction humaine. Mais ce repositionnement ne peut réussir que si les équipes sont accompagnées, formées et rassurées. La peur de l’obsolescence, alimentée par des discours anxiogènes, reste un frein réel.
Les interlocuteurs insistent sur l’importance du rôle des dirigeants dans cette transition. L’usage de l’IA doit être intégré aux pratiques collectives, visibles dans les comités de validation, les entretiens annuels, les programmes de formation et les mécanismes de reconnaissance. Le climat de confiance, la liberté d’expérimenter et la valorisation des savoir-faire humains conditionnent l’émergence d’une culture technologique solide et fédératrice.
Le potentiel de transformation de l’intelligence artificielle dans les activités de recherche et d’ingénierie ne fait plus débat. La véritable question, selon les débatteurs, porte sur les conditions concrètes de son intégration. Les entreprises capables de combiner la modularité des choix technologiques, la rigueur de la gouvernance et l’engagement des équipes disposeront d’un avantage concurrentiel difficile à rattraper.

















































