Après trois ans d’euphorie inférentielle et un basculement radical du marché des applications et des services informatiques, il semble que les entreprises commencent à regarder l’IA avec un regard plus critique. Les promesses d’adoption rapide et de bénéfices automatiques se heurtent désormais à la réalité opérationnelle, économique et organisationnelle des entreprises. L’étude de Forrester acte un basculement net : la fascination pour l’IA s’estompe, laissant place à une attente de preuves, de gouvernance et de valeur mesurable.

Chaque rupture technologique connaît son moment d’ivresse, les premiers ordinateurs, la téléphonie mobile, le cloud et les services en ligne... L’IA générative n’y a pas échappé. En un peu moins de trois ans, elle s’est imposée dans les discours stratégiques, les feuilles de route produits, les outils métiers et les arbitrages budgétaires. Certes, elle a été poussée par un mouvement général d’évolution des technologies et des outils informatique, ceci sans parler de l’algorithmie qui est passée d’une technologie relevant de la science informatique, à la science cognitive. Un véritable basculement structurel du logiciel lui-même.

Mais cette accélération a produit un effet collatéral désormais visible, car l’adoption a souvent précédé la compréhension, et l’expérimentation a pris le pas sur l’évaluation rigoureuse de la valeur créée. C’est précisément ce point de bascule que documente Forrester dans ses prédictions 2026 pour le marketing, les ventes et les fonctions produit en B2B. Loin d’un réquisitoire contre l’IA, le cabinet décrit, dans un rapport passé presque inaperçu, la fin d’un cycle. Celui de la fascination technologique, où l’IA suffisait à justifier l’investissement, sans exigence immédiate de résultats tangibles.

De l’euphorie expérimentale à la pression sur la valeur

Forrester observe que l’année 2025 a été marquée par une ruée vers l’IA générative, souvent sans garde-fous ni préparation suffisante. Les entreprises ont multiplié les tests, les intégrations rapides et les fonctionnalités dopées à l’IA, avec une logique d’occupation du terrain plus que de transformation structurée. Cette phase a permis d’acculturer les équipes, mais elle a aussi installé une forme de confusion sur les usages réellement créateurs de valeur.

Le rapport souligne que cette prolifération d’initiatives s’accompagne désormais d’un changement d’attitude des décideurs et des acheteurs. Les directions métiers et les clients B2B ne se contentent plus de démonstrations spectaculaires ou de gains supposés. Ils exigent des preuves, des indicateurs précis et une articulation claire entre l’IA et les objectifs opérationnels. L’IA cesse progressivement d’être un argument en soi pour devenir un objet d’évaluation critique.

L’IA non gouvernée, nouveau centre de gravité des risques

L’un des constats les plus sévères de l’étude concerne le coût de l’IA générative déployée sans gouvernance adaptée. Forrester estime que les usages non maîtrisés dans les applications commerciales pourraient entraîner plus de dix milliards de dollars de pertes pour les entreprises B2B, sous l’effet combiné d’erreurs opérationnelles, de litiges juridiques, de sanctions réglementaires et de dégradation de la valeur perçue.

Ce diagnostic marque une rupture avec le discours dominant. L’IA n’est plus seulement présentée comme un levier de productivité ou d’automatisation, mais comme un facteur de risque systémique lorsqu’elle est disséminée dans les processus de vente, de marketing ou de tarification sans cadre clair. Les modèles de gouvernance hérités du développement logiciel classique apparaissent insuffisants face à des usages portés directement par les équipes métiers, souvent hors des circuits de contrôle traditionnels.

La réévaluation stratégique de l’expertise humaine

Autre signal fort de la fin de la fascination : la revalorisation de l’expertise humaine dans les parcours d’achat B2B. Forrester constate que, si l’IA générative est perçue comme utile en amont pour explorer des options ou collecter de l’information, elle perd de son attrait au moment des décisions critiques. Les acheteurs recherchent alors des interactions avec des experts capables de contextualiser, de valider et d’assumer les recommandations.

Cette dynamique révèle une limite structurelle de l’IA générative. Plus elle diffuse de contenus et d’analyses, plus elle accroît le besoin de discernement. L’expertise humaine ne disparaît pas, elle change de rôle. Elle devient un facteur de confiance, un filtre cognitif et un garant de la pertinence des choix. La promesse d’une substitution massive des fonctions commerciales par des agents conversationnels apparaît ici largement surestimée.

L’agentification, entre automatisation et conflictualité

Forrester ne minimise pas pour autant l’impact des agents IA. Le rapport anticipe leur généralisation dans certains processus B2B, notamment les paiements et les négociations commerciales. Mais cette évolution est décrite comme une source de tension plutôt que comme un progrès linéaire. Les agents acheteurs, capables de négocier à grande échelle et en continu, redessinent les rapports de force entre clients et fournisseurs.

Dans ce contexte, l’IA cesse d’être un simple outil interne pour devenir un acteur à part entière des interactions de marché. Les entreprises devront composer avec des systèmes automatisés capables d’imposer leurs propres logiques d’optimisation, de conformité et de pression sur les marges. Là encore, la fascination initiale cède la place à une lecture plus réaliste, où l’IA introduit autant de complexité qu’elle n’apporte d’efficacité.

La fin d’un cycle, pas celle de l’IA

L’enseignement majeur de l’étude de Forrester tient dans ce déplacement du regard. La question n’est plus de savoir si l’IA est stratégique, mais comment elle l’est réellement. La phase de fascination, marquée par l’enthousiasme et la surenchère, laisse place à une phase de sélection, de hiérarchisation et de responsabilisation. Les entreprises entrent dans un moment de vérité où l’IA doit démontrer sa capacité à créer de la valeur durable, mesurable et gouvernable.

Ce changement de paradigme ouvre une nouvelle séquence. Celle où la performance ne se joue plus sur la rapidité d’adoption, mais sur la qualité d’intégration. Celle où l’avantage concurrentiel ne vient plus de l’effet d’annonce, mais de la capacité à articuler intelligemment technologies, compétences humaines et gouvernance. La fascination s’estompe, mais l’IA, elle, entre enfin dans l’âge adulte.

publicité