En proposant 34,5 milliards de dollars pour racheter Chrome, Perplexity AI cristallise la mutation du navigateur en agent intelligent, proactif et vocal.
Au-delà du coup d’éclat, l’enjeu est de capter un point d’accès massif aux usages et aux données, avec des effets immédiats sur le marché, mais la viabilité financière et l’issue réglementaire demeurent très incertaines.


Longtemps considéré comme une simple porte d’entrée vers Internet, le navigateur web est en train de se muer en plateforme intelligente, intégrant des agents capables d’interagir, d’anticiper et d’exécuter des tâches complexes. Ce mouvement, que nous analysions récemment dans notre article sur « la mutation annoncée du navigateur web vers un rôle d’agent intelligent proactif », connaît aujourd’hui un nouvel épisode spectaculaire : Perplexity AI, la jeune entreprise spécialisée dans la recherche conversationnelle, propose selon plusieurs sources, de racheter Google Chrome pour
34,5 milliards de dollars en numéraire.

Après avoir fait une offre pour le rachat de TikTok, plutôt cette année, Perplexity tourne son attention vers Chrome. L’annonce signale le déclenchement des grandes manœuvres autour de la valeur stratégique croissante des navigateurs, dans un marché où l’agent conversationnel devient un point d’accès central aux usages numériques professionnels et personnels. Elle intervient à un moment où l’avenir du navigateur qui domine le marché est incertain, à la suite d’une condamnation de la filiale d’Alphabet pour abus de
position dominante.

Rassurer les régulateurs et les utilisateurs

Valorisée à environ 18 milliards de dollars, Perplexity affirme avoir obtenu le soutien de plusieurs investisseurs pour financer l’opération, sans dévoiler leur identité. La start-up ambitionne de combiner l’audience colossale de Chrome, plus de 60 % de parts de marché sur desktop et mobile, avec sa propre technologie, incarnée par le navigateur Comet.

Ce dernier, pensé dès l’origine comme un agent proactif, assiste l’utilisateur dans ses recherches, propose des réponses contextualisées et exécute des actions dans un flux continu. Pour rassurer les régulateurs et les utilisateurs, Perplexity promet de maintenir Chromium en open source, d’investir trois milliards de dollars sur deux ans et de conserver le moteur de recherche par défaut.

Dans une logique BtoB, cette acquisition permettrait à Perplexity d’installer massivement ses capacités conversationnelles et d’orchestration dans les environnements professionnels, sans passer par l’étape longue et coûteuse de constitution d’une base d’utilisateur. C’est un raccourci stratégique que peu d’acteurs ont pu se permettre dans l’histoire du numérique.

Le navigateur comme agent intelligent proactif

Comme le soulignait notre analyse sur la mutation des navigateurs, la valeur ne se joue plus uniquement sur la vitesse d’exécution ou la compatibilité avec les standards du web, mais sur la capacité à agir en tant qu’agent proactif. Opera avec Neon, Microsoft avec Edge/Copilot ou Google avec Gemini dans Chrome ont amorcé cette transformation : filtrage et synthèse de l’information, automatisation des tâches répétitives, assistance contextuelle dans les outils collaboratifs et métiers.

Dans l’entreprise, le navigateur est déjà le point d’entrée des suites bureautiques, des ERP en ligne et des plateformes SaaS, ce qui en fait un levier naturel pour l’IA opérationnelle. Dans le modèle augmenté par l’IA, le navigateur devient un hub d’exécution intelligent, capable de manipuler les données structurées et non structurées, de gérer des workflows complets et de dialoguer en langage naturel. L’ajout d’interfaces vocales fluides, tendance que Perplexity a déjà explorée, étend encore ce rôle : consultation d’informations en mains libres, recherche rapide pendant une réunion, intégration avec des appareils spécialisés ou des environnements immersifs.

La probabilité d’un accord reste faible

Pour Perplexity, contrôler Chrome reviendrait à disposer d’une infrastructure d’accès aux données et aux interactions sans équivalent, offrant la possibilité d’imposer son agent comme standard de fait, qu’il soit utilisé via clavier, clic ou voix.

Toutefois, les conditions du succès ne sont pas toutes réunies. Cette offensive de Perplexity intervient dans un contexte juridique tendu pour Google, récemment reconnu coupable de position dominante dans la recherche en ligne. La cession de Chrome a été évoquée comme mesure corrective possible par le ministère américain de la Justice, ouvrant théoriquement la voie à un repreneur. Mais la probabilité d’un accord reste faible : Chrome est un actif stratégique dans la feuille de route IA de Google, et les observateurs anticipent une bataille judiciaire qui pourrait durer des années.

Sur le plan financier, l’écart entre la valorisation de Perplexity et le montant proposé soulève des interrogations sur la capacité réelle à conclure la transaction. Toutefois, même sans aboutir, l’offre a déjà permis à la start-up de s’imposer dans le débat sur l’avenir des navigateurs et sur la recomposition des points d’accès au web à l’ère des agents intelligents.

Navigateur-agent, la nouvelle frontière concurrentielle

Cette annonce confirme que la prochaine grande confrontation du numérique ne se jouera pas uniquement entre moteurs de recherche, mais autour du couple navigateur-agent intelligent. Microsoft, Google, Apple et désormais Perplexity travaillent à intégrer ces assistants dans des environnements multimodaux, où texte, image et voix se complètent pour fluidifier l’expérience utilisateur. La voix, en particulier, pourrait devenir un différenciateur clé, en permettant une interaction naturelle et en continu, sans rupture entre consultation et action.

Qu’elle réussisse ou non, l’initiative de Perplexity est indicative de la montée en puissance du navigateur comme espace d’exécution stratégique dans le numérique, capable de comprendre et d’orchestrer les données, les processus et de prendre des décisions. Pour les entreprises, cela ouvre la perspective de navigateurs qui ne se contentent plus de montrer des pages, mais deviennent des partenaires actifs de la productivité et de la prise
de décision.

À terme, c’est la disparition progressive du navigateur comme couche applicative distincte, au profit d’un agent d’accès universel qui se déploie partout où il y a interaction numérique, et dont la consultation de pages HTML ne serait plus qu’un mode parmi d’autres. Ceci en attendant que le navigateur, l’assistant et le système d’exploitation fusionnent fonctionnellement, comme l’annonce Microsoft pour Windows.