En se positionnant sur le créneau des agents IA métiers et de l’orchestration souveraine, le français Craft AI veut sortir les entreprises de l’impasse des PoC et leur offrir une plateforme robuste, pilotable et explicable. Son directeur général, Homéric de Sarthe, et son responsable R&D, Matthieu Boussard, reviennent pour IT Social sur cette trajectoire singulière, née de la simulation militaire, et sur les conditions réelles de réussite des projets IA dans les organisations françaises.

Craft AI a pour mission d’accompagner les entreprises dans l’industrialisation de l’intelligence artificielle, en plaçant la souveraineté, la sécurité et l’efficacité opérationnelle au cœur de son approche. Fondée en 2015 à Paris et pionnière sur ce segment en France, la société propose une plateforme d’agents IA « métier » prête à l’emploi ou personnalisable, complétée par un outillage complet de mise en production (déploiement, monitoring, traçabilité).

Dans un contexte où de nombreux projets d’IA restent au stade de preuve de concept faute d’outils et de gouvernance adaptés, Craft AI répond à un besoin critique : transformer les expérimentations isolées en applications métier scalables, tout en respectant les exigences réglementaires (RGPD, AI Act), les impératifs de souveraineté technologique européenne (hébergement en cloud français, cryptographie maîtrisée) et les attentes croissantes de transparence (auditabilité, explicabilité).

Vous avez rejoint Craft AI en 2025 avec une vision résolument orientée métier. Quelle a été votre première intuition stratégique ?

Homéric de Sarthe : Quand j’ai pris la direction de Craft, j’ai trouvé une très belle plateforme technologique, issue d’une spin-off de Mazagroup, spécialisée dans la simulation militaire. L’expertise MLOps y était solide, enrichie ensuite d’un volet LLMOps. Mais l’entreprise s’adressait presque exclusivement à des profils techniques. Or, les DSI sont déjà largement équipés, souvent chez des hyperscalers. Pour faire la différence, il fallait changer d’interlocuteurs, s’adresser directement aux directions métiers, là où les problématiques sont concrètes et les attentes très fortes vis-à-vis de l’IA.

Comment cela se traduit-il dans votre offre ?

Homéric de Sarthe : Nous ne vendons pas des briques techniques. Nous partons du cas d’usage métier, du « pain point » opérationnel exprimé par les utilisateurs, pour concevoir des agents IA adaptés, intégrés à leurs environnements (Teams, Slack…) et déployables de façon sécurisée. Nous ne faisons pas de POC déconnecté, nous faisons du rétroconception à partir du terrain. Et nous avons pris le parti d’industrialiser cette démarche en constituant une bibliothèque d’agents reproductibles et adaptables.

Qu’entendez-vous par « bibliothèque d’agents » ? Est-ce une place de marché ?

Homéric de Sarthe : Ce n’est pas une marketplace ouverte. C’est un espace professionnel, destiné aux entreprises, qui regroupe des agents développés par Craft, mais aussi par des partenaires industriels ou académiques. Ces agents sont des « coquilles vides » que l’on peut personnaliser avec ses propres données, ou bien des modèles opérationnels prêts à l’emploi. Chaque agent est documenté : modèle utilisé, mode d’hébergement, auditabilité, métriques… La transparence est la règle. Et les fournisseurs restent propriétaires de leurs agents.

Ce modèle suppose un certain niveau de contrôle. Comment garantissez-vous la qualité des contributions extérieures ?

Homéric de Sarthe : Tout agent intégré dans la bibliothèque est soumis à validation. Nous testons, nous auditons, nous vérifions les promesses. Et les responsabilités restent bien définies : l’éditeur garde la responsabilité de la mise à jour de son agent, y compris dans un contexte d’évolution rapide des modèles. C’est une logique d’écosystème professionnel, pas de vitrine marketing.

Sur le plan technologique, vous défendez une approche modulaire et souveraine. En quoi cela consiste-t-il ?

Matthieu Boussard : Notre plateforme est totalement agnostique en matière d’infrastructure : Azure, Scaleway, SecNumCloud, tout est possible, selon les exigences du client. Nous offrons un monitoring complet des usages, des logs, du FinOps, du GreenOps, avec possibilité de rebasculer les agents vers un autre hébergeur en toute transparence. Côté modèles, nous utilisons aussi bien des LLM généralistes que des SLM spécialisés, en fonction du besoin métier. Et nous privilégions les approches boîte blanche, explicables, traçables. C’est une exigence forte en France, notamment dans les secteurs régulés.

Justement, comment votre R&D soutient-elle cette exigence d’explicabilité ?

Matthieu Boussard : Notre recherche s’articule autour de trois axes : l’explicabilité, la confidentialité et la robustesse. Nous avons quatre chercheurs à temps plein, dont deux doctorants CIFRE, avec une approche académique rigoureuse. Cette recherche nous permet de proposer des garanties concrètes : prévention des fuites de données via l’apprentissage, traçabilité des décisions, comportement des modèles en cas de situations non prévues. Elle alimente directement notre plateforme et nos outils d’audit.

Quels sont les retours du terrain sur l’adoption des agents IA ? Les utilisateurs sont-ils prêts ?

Homéric de Sarthe : La principale barrière n’est pas technologique, elle est psychologique. Les utilisateurs sont habitués à des logiciels à tunnel fonctionnel. Avec l’IA, ils se retrouvent face à une interface ouverte. Cela peut être déstabilisant. C’est pourquoi nous veillons à proposer des interfaces épurées, simples, avec un cas d’usage clair et du feedback. L’IA ne remplace pas les collaborateurs, elle les décharge. Mais il faut accompagner, former, démystifier.

Combien coûte un projet type chez Craft AI ? Et comment justifiez-vous le retour sur investissement ?

Homéric de Sarthe : Le ticket d’entrée moyen est autour de 50 000 euros. Ce sont des projets métiers, ciblés, avec un ROI mesurable. Par exemple, pour l’enrichissement de documents juridiques, un projet nous a permis d’automatiser le traitement de 9 000 PDF, économisant 178 jours de travail manuel. Le calcul est vite fait. Et surtout, c’est une base réutilisable pour d’autres cas d’usage, ce qui en démultiplie la valeur.

Sur le plan géopolitique, vous plaidez pour une Europe plus volontariste. Jusqu’où ?

Homéric de Sarthe : Je vais être clair : le marché chinois est fermé, le marché américain va se refermer. Pourquoi ne pas imposer, en Europe, un quota de logiciels européens dans les entreprises ? Même 30 %, ce serait déjà un levier de souveraineté. Aujourd’hui, beaucoup d’acteurs français installés aux États-Unis signent plus vite avec AT&T ou Air Canada qu’avec une entreprise française. Il faut changer ça. Il ne s’agit pas de faire du protectionnisme bête, mais de rééquilibrer la donne. Et cela passe aussi par la commande publique.

Quelle est votre feuille de route pour 2026 ?

Homéric de Sarthe : D’un point de vue technologique, l’avenir est aux architectures multi-agents et aux modèles spécialisés (SLM). Nous allons renforcer notre bibliothèque, nouer de nouveaux partenariats, y compris avec les écoles d’ingénieurs pour développer des agents métier. Et sur le plan stratégique, nous allons continuer à défendre une IA de confiance, auditable, intégrée aux métiers. L’enjeu est simple : faire de l’IA un outil au service des organisations, pas un mirage technique ou une dépendance opaque.

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