Washington préparerait une stratégie nationale de cybersécurité qui enrôlerait explicitement les entreprises privées dans des opérations cyber offensives. Selon les informations révélées par Bloomberg, le texte en cours d’arbitrage formaliserait la participation d’acteurs industriels à des actions de perturbation, de neutralisation ou de riposte contre des États et des groupes criminels. Cette inflexion ne constitue pas une rupture isolée, mais l’aboutissement d’un ensemble cohérent d’initiatives et de publications récentes du gouvernement américain.

L’information publiée par Bloomberg révèle une stratégie Stratégie de sécurité nationale ne se contente pas de durcir les règles, elle reformule l’ensemble de la politique américaine autour de la protection du territoire, de la frontière, des infrastructures critiques et de l’économie nationale. Le cyber offensif n’est pas présenté comme un outil de stabilité globale, mais comme un moyen de tenir l’ennemi à distance, d’imposer des coûts et de préserver un périmètre. Cette stratégie cyber, pilotée par l’Office of the National Cyber Director, est attendue dans les prochaines semaines. Elle dessinent une doctrine de sécurité fondée sur la protection du territoire, la défiance à l’égard des cadres multilatéraux et une logique de forteresse assiégée

Le document en question permettrait au gouvernement de clarifier les rôles entre agences fédérales et secteur privé, jusqu’à inclure des capacités offensives déléguées, en particulier contre les infrastructures de rançongiciels et certains services étatiques étrangers. Il ne s’agirait plus seulement d’assistance technique ou de réponse à incident, mais d’actions proactives menées par des entreprises sous mandat, avec des protections juridiques spécifiques et, à terme, un encadrement par décret présidentiel. Le débat porte déjà sur la base légale de cette délégation, plusieurs responsables reconnaissant que le droit actuel ne permet pas, en l’état, de couvrir pleinement ce type d’opérations.

Enroler l’industrie pour multiplier sa puissance de frappe

Cette annonce prend tout son sens lorsqu’elle est replacée dans le cadre plus large de la Stratégie de sécurité nationale publiée par l’administration américaine à l’automne 2025. Le texte redéfinit la relation entre l’État fédéral et le secteur privé comme un pilier de la sécurité nationale, en affirmant que la capacité à « découvrir, attribuer et répondre en temps réel aux menaces » repose sur une articulation étroite entre défense des réseaux et opérations cyber offensives. La stratégie assume également une volonté de déréglementation et de simplification des chaînes de décision, présentées comme des conditions nécessaires à la rapidité d’action. Dans ce cadre, l’industrie n’est plus un simple fournisseur, mais un multiplicateur de puissance intégré à la posture stratégique. L’externalisation partielle de l’offensif cyber apparaît comme un moyen d’étendre le périmètre de défense et les capacités étatiques.

Le service de recherche du Parlement européen analyse cette évolution comme le symptôme d’un changement doctrinal plus profond. Dans son document, il souligne que la stratégie américaine « privilégie une définition étroite de l’intérêt national » et qu’elle accorde « une place centrale aux priorités de sécurité intérieure dans la hiérarchisation de l’action extérieure ». Le texte européen évoque également une doctrine « plus courte, plus idéologique et moins attachée aux cadres multilatéraux », marquant une rupture avec les approches précédentes fondées sur la coopération internationale et la stabilisation collective. Cette lecture éclaire la logique du cyber offensif délégué, conçu non comme un outil de régulation globale, mais comme un instrument de protection et de dissuasion unilatérale.

Une logique de forteresse assiégée assumée

Le Parlement européen insiste sur le fait que la stratégie américaine repose sur une vision du monde perçue comme fondamentalement hostile. Selon le document, les menaces sont présentées comme « diffuses, permanentes et omniprésentes », qu’elles proviennent d’États adverses, de groupes criminels ou de cadres réglementaires transnationaux jugés contraignants. Cette représentation alimente une logique de repli défensif, où la protection du territoire, des frontières et des infrastructures critiques devient prioritaire sur toute autre considération.

Cette approche transforme la cybersécurité en outil de projection indirecte. En confiant des capacités offensives à des entreprises privées, l’État fédéral élargit sa surface d’action tout en conservant une distance politique et opérationnelle. Le Parlement européen met toutefois en garde contre les effets de cette délégation, soulignant qu’elle brouille la frontière entre défense et attaque, et qu’elle complexifie considérablement les questions d’attribution, de responsabilité et d’escalade. Le document évoque explicitement le risque de dommages collatéraux sur des infrastructures partagées et sur des acteurs tiers, y compris européens.

Encore un choc pour les alliés européens

Pour l’Europe, l’enjeu dépasse largement le cadre cyber. Le document du Parlement européen note que la stratégie américaine adopte un ton critique à l’égard de l’Union européenne, accusée de contribuer à une « érosion de la souveraineté politique » par la régulation et les cadres transnationaux. Cette dimension idéologique se conjugue à une logique transactionnelle assumée, qui conditionne la coopération, l’accès aux technologies et les avantages industriels à un alignement stratégique plus strict. Dans le domaine cyber, cela renforce le risque d’extraterritorialité, alors même que de nombreuses entreprises et administrations européennes dépendent de plateformes et de services de sécurité américains.

L’implication potentielle de ces acteurs dans des opérations offensives pose un problème immédiat de gouvernance pour les DSI européens. Dans les solution de ces entreprises privées, la séparation entre la détection, la protection et l’action devient plus difficile à établir, notamment lorsque les mêmes fournisseurs opèrent des services de surveillance, de réponse à incident et, demain, d’offensive mandatée. Comme le souligne le Parlement européen, cette situation crée une asymétrie structurelle, où les priorités stratégiques américaines peuvent s’imposer de facto aux organisations européennes, sans contrôle direct ni visibilité suffisante.

Une alerte stratégique plus qu’un débat technique

En filigrane, le message du Parlement européen est clair. Cette évolution ne doit pas être analysée comme une simple modernisation de la cyberdéfense américaine, mais comme un signal stratégique fort. Elle révèle une doctrine de sécurité fondée sur la méfiance, la protection du périmètre national et l’instrumentalisation de l’industrie comme ligne de défense avancée. Le risque n’est donc pas celui d’un dérapage ponctuel, mais d’une normalisation. Une fois actée l’idée que des entreprises peuvent agir pour le compte de l’État hors du territoire national, dans des zones grises juridiques, la frontière devient extrêmement poreuse. Espionnage industriel, collecte massive de données, surveillance de partenaires jugés « à risque », pressions indirectes sur des infrastructures critiques étrangères, tout peut être requalifié en acte de protection nationale.

Pour les entreprises européennes, l’enjeu consiste désormais à intégrer ce paramètre dans la gestion du risque fournisseurs, dans les choix d’architecture et dans les stratégies de dépendance technologique. La question n’est plus seulement de se protéger contre des attaques, mais de se prémunir contre les effets systémiques d’une cyberoffensive conduite par des alliés devenus, selon l’expression du Parlement européen, « des partenaires de sécurité aux priorités de plus en plus unilatérales ». En somme, le gouvernement américain envisage de transférer des prérogatives régaliennes vers des acteurs privés, qui opèrent déjà au cœur des systèmes d’information européens. Ils voient les journaux de sécurité, les flux réseau, les identités, les usages collaboratifs. En ce sens le Parlement Européen a raison : c’est l’ouverture d’un régime d’exception permanent, où l’urgence sécuritaire justifie l’effacement progressif des garde-fous, et où le secteur privé devient un prolongement officieux de l’appareil de sécurité.

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