Le marché des centres de données traverse une période de transition différente des grandes phases d’évolution précédentes (virtualisation, Edge…). L’irruption de l’intelligence artificielle à grande échelle transforme en profondeur les besoins des entreprises et redéfinit les standards d’infrastructure. Mais à la différence des précédentes évolutions, il ne suffit plus aujourd’hui aux fournisseurs de proposer la pile technologique classique. L’avènement de l’IA exige des réponses beaucoup plus complètes : des garanties de performance extrême, de latence minimale, de souveraineté des données, ainsi qu’une densité énergétique inédite.
Derrière cette mutation se dessine une double exigence. D’une part, il faut accompagner la montée en charge des applications d’entraînement et d’inférence, dont les besoins dépassent largement les capacités traditionnelles. D’autre part, il devient indispensable d’assurer une maîtrise fine de la disponibilité, de l’efficacité énergétique et de la sécurité, dans un contexte où les applications sensibles au temps et aux données se multiplient.
Cette nouvelle phase ne se limite pas à un surcroît de puissance : elle impose de repenser l’architecture même des infrastructures numériques, jusqu’aux modes d’exploitation, de supervision et d’automatisation des centres de données. L’étude de l’Uptime Institute sur les stratégies IA en début d’année 2025 apporte un éclairage précieux sur les premiers choix opérés par les entreprises dans ce contexte exigeant — et sur les défis que les opérateurs devront impérativement relever pour rester compétitifs.
Les opérateurs avancent à pas mesurés
Selon le rapport, intitulé « Data Center AI Strategies Are Mixed in Early 2025 », les opérateurs de centres de données avancent à pas mesurés dans l’adoption de l’intelligence artificielle, tiraillés entre les ambitions stratégiques et les contraintes opérationnelles. Réalisée auprès de plus de 1 000 décideurs mondiaux entre janvier et février 2025, cette étude dessine une photographie précise des usages, des priorités et des freins rencontrés dans l’intégration de l’IA aux infrastructures numériques.Si l’on devait résumer la situation actuelle, on dirait que près d’un tiers des organisations interrogées (30 %) déclarent réaliser aujourd’hui des activités d’entraînement de modèles d’IA, tandis que 32 % affirment exploiter des applications d’inférence. Si ces chiffres témoignent d’une adoption progressive, ils révèlent également une large marge de croissance : près de la moitié des entreprises (46 % pour l’entraînement, 45 % pour l’inférence) déclarent prévoir de lancer de telles initiatives dans un futur proche.
53 % des entreprises privilégient des infrastructures sur site
Le cloud public, souvent perçu comme un moteur de l’innovation numérique, est paradoxalement peu privilégié pour ces usages. Pour l’entraînement des modèles, plus de la moitié des répondants (53 %) privilégient des infrastructures centralisées sur site, contre seulement 6 % qui s’appuient majoritairement sur le cloud public. Pour l’inférence, cette tendance est encore plus marquée, avec 46 % des projets hébergés sur site contre 3 % dans le cloud.La localisation des projets IA est influencée par des considérations stratégiques majeures. Pour l’entraînement, la souveraineté des données arrive en tête des préoccupations (42 % des répondants), suivie par l’accès à du matériel spécialisé, comme les processeurs graphiques (40 %), et par la capacité à réutiliser les infrastructures existantes (38 %).
Concernant l’inférence, c’est l’utilisation de l’infrastructure existante (50 %) qui domine les critères de choix, devant la souveraineté (46 %) et la disponibilité énergétique (37 %). Cette appétence pour le contrôle local traduit la volonté des entreprises de maîtriser pleinement la sécurité, les performances et les coûts de leurs projets IA. Elle souligne aussi un contexte réglementaire de plus en plus contraignant autour de la protection
des données.
Pour l’efficacité opérationnelle et l’innovation
Interrogées sur les raisons motivant leurs projets d’IA, les organisations placent en priorité l’amélioration de l’efficacité opérationnelle (54 %) et la création de nouveaux produits et services (48 %). L’amélioration de l’expérience client (42 %) et de la productivité des employés (27 %) suivent également parmi les principales justifications.Cette orientation stratégique est cohérente avec l’évolution globale des attentes des entreprises face à l’IA : l’automatisation des processus internes, l’optimisation énergétique des infrastructures et le développement de nouvelles offres représentent aujourd’hui des leviers clés pour maintenir leur compétitivité dans un environnement en mutation rapide.
Des choix dictés par la disponibilité des ressources
L’étude met également en lumière la diversité des contraintes matérielles auxquelles les acteurs font face. Les densités de puissance par baie pour les projets IA varient considérablement, avec 27 % des projets d’entraînement nécessitant plus de 50 kW par baie, contre seulement 17 % pour l’inférence. Cette montée en puissance des besoins énergétiques soulève de nouveaux défis en termes de refroidissement, de résilience électrique et d’optimisation de l’empreinte carbone.Côté résilience, seuls 23 % des infrastructures d’entraînement IA affichent une tolérance complète aux pannes (2N+1), contre 41 % pour l’infrastructure globale des centres de données. Ce différentiel illustre l’arbitrage complexe entre les besoins critiques de certaines applications IA et la volonté de contenir les investissements.
Près de deux tiers (64 %) des organisations utilisent la même infrastructure pour l’entraînement et l’inférence. Si cette approche permet de rationaliser les coûts et de maximiser l’utilisation des ressources, elle peut aussi limiter les performances optimales pour chacune des phases, très différentes en termes de charge de travail. Ce constat révèle un marché encore en phase de structuration, où l’optimisation fine des infrastructures spécifiques à l’IA reste, pour beaucoup, un chantier ouvert.
Les acteurs doivent accélérer leur spécialisation
La montée en puissance de l’IA met ainsi à mal la stratégie des opérateurs de centres de données, qui doit évoluer rapidement. Les besoins en matériel spécialisé, en énergie et en capacité de résilience, notamment le refroidissement, imposent d’adapter en profondeur les infrastructures existantes. Par ailleurs, la souveraineté numérique, désormais au cœur des politiques publiques dans de nombreuses régions du monde, accentue la pression pour relocaliser et sécuriser les ressources critiques.D’après les conclusions de l’étude, la stratégie à court terme de nombreux acteurs semble être de capitaliser sur les infrastructures existantes pour limiter les coûts et expérimenter l’IA à échelle maîtrisée. À moyen terme, une différenciation plus nette s’imposera entre les projets « standards » et ceux nécessitant des architectures optimisées pour l’IA, notamment via des baies à haute densité, des refroidissements avancés (liquide, immersion) et une conception résiliente.
La mutation est engagée. Mais, dans un marché à la croissance à deux chiffres, l’ampleur des investissements à venir devra être à la hauteur de l’importance stratégique de ce virage pour les opérateurs de centres de données et leurs clients.