Déjà en service sur la plateforme e-Albania, l’assistante virtuelle Diella a été officiellement promue au rang de « ministre IA » pour superviser les marchés publics. Une décision aussi spectaculaire que symbolique, qui soulève de vraies questions sur la gouvernabilité algorithmique, la responsabilité juridique et la crédibilité institutionnelle.
Dans la lutte contre la corruption, certaines démocraties parient sur des lois, d’autres sur des audits ou des alertes citoyennes. L’Albanie, elle, choisit un chemin plus radical : celui d’une intelligence artificielle promue au rang de ministre. Diella, assistante vocale déployée depuis 2023 sur la plateforme e-Albania pour délivrer des documents administratifs, a reçu la mission inédite de traiter les appels d’offres publics, en tant que « ministre IA » chargée de la transparence. Une initiative qui semble répondre autant à un impératif de gouvernance qu’à un besoin de notoriété internationale.
Jusqu’ici, Diella fonctionnait comme une simple interface vocale sur le portail administratif du gouvernement, capable de répondre à des requêtes, d’émettre des certificats et de sceller numériquement des documents (cachet numérique). Sa montée en grade au poste de « ministre des marchés publics » est donc davantage une extension de périmètre qu’une innovation technologique de rupture. En accédant à une fonction aussi sensible que l’attribution des contrats publics, l’IA passe un plafond symbolique, celui de l’exercice délégué d’une fonction régalienne.
L’idée n’est pas si saugrenue : Diella ne juge pas, ne négocie pas, ne favorise aucun acteur. Elle évalue, trie, classe, et tranche selon des critères prédéfinis. Le Premier ministre Edi Rama présente cette promotion comme un gage de neutralité, dans un pays historiquement fragilisé par les soupçons de favoritisme dans les appels d’offres publics. Mais aucune documentation technique ne vient éclairer les mécanismes d’arbitrage de l’IA, ni les moyens de contrôle ou de contestation en cas de litige.
Une gouvernance sans gouvernabilité ?
L’absence d’informations sur l’algorithme, les données utilisées ou la supervision humaine soulève des interrogations. Peut-on déléguer des décisions économiques à un agent algorithmique sans instaurer de processus d’audit indépendant ? À défaut d’une transparence technique, la promesse de transparence politique risque de se retourner contre ses promoteurs. Les experts en gouvernance des données le rappellent : sans publication des critères décisionnels, sans accessibilité au code ou aux logs, la confiance dans l’IA reste illusoire.
Autre angle mort : la responsabilité juridique. Si un soumissionnaire conteste l’attribution d’un marché, vers qui se tourner ? L’IA ? Le ministère technique ? Le cabinet du Premier ministre ? La question est loin d’être anecdotique : l’automatisation de décisions publiques implique une chaîne claire de responsabilité humaine, juridique et administrative. À défaut, le système peut facilement être perçu comme une façon de se défausser, non comme un progrès.
Une offensive de communication aux airs de démonstration
Outre son caractère surprenant, la promotion de Diella peut être lue sous l’angle de la communication politique. En tant que pays candidat à l’Union européenne, l’Albanie a tout intérêt à projeter une image de modernisation institutionnelle, de rigueur numérique et de lutte active contre les pratiques illégales. Promouvoir une IA au rang de ministre est un geste fort, susceptible de capter l’attention des partenaires européens et des médias internationaux. Une sorte de vitrine numérique, sans doute plus accessible que les chantiers de réforme profonds.
Mais cette opération de communication pourrait aussi se retourner contre ses initiateurs si elle n’est pas suivie d’effets concrets. L’intelligence artificielle ne suffit pas à instaurer une gouvernance probante. Elle doit s’accompagner de garde-fous réglementaires, de mécanismes de contrôle et d’un cadre juridique robuste. À défaut, elle risque de devenir un simple paravent, voire un alibi technologique.
Une contribution au débat sur la gouvernance algorithmique
Au-delà de l’effet d’annonce, la démarche albanaise mérite d’être observée sous différents angles. Elle cristallise des tensions déjà perceptibles ailleurs en Europe : comment intégrer l’IA dans des fonctions à haute valeur institutionnelle ? Quels seuils d’autonomie sont acceptables ? Quelle place pour l’IA dans les chaînes décisionnelles publiques ? Les réponses à ces questions dépassent le cas albanais, et résonnent avec les débats sur l’IA Act, les systèmes à haut risque, ou encore la gouvernance algorithmique dans les collectivités locales.
En promouvant un assistant virtuel au rang de ministre, l’Albanie ouvre une brèche dans l’imaginaire démocratique contemporain. Reste à savoir si cette brèche débouchera sur un chantier de transformation réelle, ou est-ce juste une mystification fabriquée pour la galerie.