Face à l’absence d’encadrement juridique stable autour du « fair use » appliqué aux IA, ce sont les plateformes techniques qui imposent désormais les règles du jeu, via des mécanismes de blocage, de signature numérique (comme les projets C2PA) ou de restriction par API.

Cloudflare, fournisseur de services de réseau de diffusion de contenu (Content Delivery Network), vient d’annoncer un changement décisif dans la gouvernance de l’accès aux données en ligne : l’entreprise bloquera désormais par défaut les robots d’intelligence artificielle tentant d’aspirer les contenus hébergés sur ses infrastructures sans consentement explicite des propriétaires de sites.

Cette mesure, immédiatement effective pour tous les nouveaux domaines enregistrés via Cloudflare, marque un point d’inflexion dans le rapport de force entre éditeurs de contenu et développeurs de modèles d’IA générative. Depuis plusieurs mois, la mobilisation s’intensifie du côté des médias, des groupes académiques, des plateformes éditoriales et des organisations professionnelles contre ce qu’ils considèrent comme une captation injustifiée de leurs productions par les géants de l’IA générative. Plusieurs actions en justice ont été lancées aux États-Unis (par The New York Times, Getty Images, Authors Guild, etc.) et en Europe, pointant des violations de droit d’auteur ou de
conditions d’utilisation.

Avec plus de 20 % des sites web mondiaux protégés ou accélérés via son infrastructure, dont une part significative de médias, de plateformes scientifiques, de sites publics et de portails à forte valeur éditoriale, Cloudflare exerce une influence majeure sur la surface exploitable par les robots d’extraction de données. La généralisation de cette fonctionnalité « anti-siphonage » pourrait ainsi restreindre drastiquement l’accès des modèles d’IA aux données textuelles et multimédias de qualité, jusqu’ici collectées sans compensation.

Un verrou technologique face à l’extraction non consentie

Ce dispositif n’est pas qu’une mesure technique, il s’inscrit dans une tendance croissante de réaffirmation des droits des créateurs de contenu et des éditeurs face à l’exploitation massive de leurs données par les grands modèles de langage. De plus en plus d’acteurs, notamment dans la presse, les bases scientifiques ou les plateformes spécialisées, introduisent des clauses contractuelles interdisant explicitement l’usage de leurs contenus à des fins d’entraînement. La protection désormais standardisée par Cloudflare renforce cette barrière en rendant techniquement plus difficile tout contournement, et en simplifiant les voies juridiques de recours.

Selon le Dr. Kolochenko, PDG d’ImmuniWeb et membre du réseau EDEN d’Europol, cette fonctionnalité représente une véritable catastrophe pour de nombreux fournisseurs d’IA générative, en particulier ceux dont les modèles reposent sur des jeux de données aspirés sans autorisation. Il rappelle que le véritable levier juridique contre ces pratiques ne relève pas tant du droit d’auteur — souvent complexe à invoquer — que du droit des contrats. La violation des conditions d’utilisation interdisant explicitement le siphonage ou l’usage à des fins de formation constitue un fondement juridique robuste, potentiellement assorti de dommages et intérêts forfaitaires.

Vers un marché des données d’entraînement plus régulé

Cette évolution contraint les développeurs de modèles à reconsidérer leur accès aux données : la voie du « fair use » ou usage équitable, souvent invoquée aux États-Unis, ne suffit plus à écarter le risque juridique croissant. Surtout, elle ne résout pas la dépendance économique à des corpus massifs, souvent constitués en contournant les volontés des créateurs de contenus.

À terme, cette dynamique pourrait redessiner l’économie des modèles d’IA générative : l’accès à des données de qualité nécessitera des accords commerciaux formalisés, des partenariats structurés, voire des licences payantes à grande échelle. Cela représente un changement de paradigme majeur pour les acteurs qui ont bâti leur croissance sur l’ingestion de données libres et gratuites. Pour le Dr. Kolochenko, cette nouvelle donne pourrait rendre économiquement non viables certains modèles d’affaires, notamment pour les entreprises occidentales confrontées à une pression concurrentielle accrue de la part de la Chine, dont les acteurs évoluent dans un écosystème réglementaire et
économique différent.

Une inversion du rapport de force entre éditeurs et constructeurs de modèles

En bloquant automatiquement les robots IA, Cloudflare confère un pouvoir de décision accru aux éditeurs de sites, en leur proposant une option explicite lors de l’inscription. Cela inverse partiellement le rapport de force instauré jusqu’ici par les grands modèles : désormais, le consentement devient la règle et non l’exception. Cette évolution pourrait inspirer d’autres fournisseurs d’infrastructure (CDN, hébergeurs, reverse proxies) à suivre une démarche similaire, renforçant un mouvement de fond vers une contractualisation accrue de l'accès aux données.

Les implications pour le marché BtoB sont multiples. D’un côté, les fournisseurs de plateformes d’IA devront développer de nouveaux canaux d’approvisionnement de données légitimes et rémunérés, incluant potentiellement des places de marché de données ou des accords avec les détenteurs de corpus spécialisés. De l’autre, les entreprises éditrices de contenu — médias, groupes industriels, éditeurs sectoriels — peuvent désormais valoriser plus efficacement leurs données comme actif stratégique, soit en les protégeant,
soit en les monétisant.

Pour sa part, Cloudflare, souvent considéré comme un intermédiaire technique neutre, cherche aussi à se positionner comme défenseur des droits des éditeurs. Cette posture renforce sa légitimité auprès d’un public élargi de clients, des grands groupes aux petites entreprises, qui veulent protéger leurs actifs numériques face aux IA aspirantes. La société répond ainsi à une attente implicite du marché : une infrastructure qui respecte et fait respecter les droits d’auteur et les usages contractuels. Cette orientation lui permet en outre de différencier son offre dans un secteur très concurrentiel (CDN, sécurité web, DNS, etc.), en ajoutant une dimension de protection juridique et éthique aux contenus
qu’il distribue.