4,1 % en 2024 à seulement 1,8 % cette année. Les chiffres sectoriels révèlent un déséquilibre entre l’essor des infrastructures cloud et le repli marqué des services et du conseil technologique.
Tandis que les discours sur la transition numérique et la réindustrialisation s’intensifient, les chiffres du secteur révèlent une réalité bien plus contrastée. Selon les dernières données de l’Observatoire semestriel de Numeum, le marché français du numérique entre dans une phase de stagnation inquiétante, plombé par un environnement macroéconomique dégradé, une frilosité persistante des investisseurs et des arbitrages budgétaires défavorables à l’innovation. Derrière les effets d’annonce, c’est tout un pan de l’économie numérique qui ralentit, remettant en question la capacité des entreprises à se transformer et à rester compétitives dans un contexte de recomposition technologique mondiale.
Pour la première fois depuis plus d’une décennie, les entreprises de services du numérique et les cabinets de conseil en technologies devraient connaître une contraction de leur activité, respectivement de -2,1 % et -2,5 %. Ce recul s’explique en partie par la baisse d’activité dans les secteurs historiquement clients, comme l’industrie manufacturière, la banque ou le commerce. Dans un contexte où les marges sont sous pression, les donneurs d’ordre freinent ou décalent leurs investissements technologiques, réduisant les plans de transformation et affectant directement les taux d’occupation des équipes, en baisse dans 32 % des entreprises interrogées.
Le basculement provoqué par l’IA : un hiatus stratégique majeur
La seule composante du marché à conserver une dynamique positive est celle des éditeurs de logiciels et des plateformes cloud, qui enregistrent une progression de 8,2 %. Cette croissance repose essentiellement sur la migration vers les services d’infrastructure (IaaS) et de plateforme (PaaS), ainsi que sur la hausse des prix pratiquée par les hyperscalers. Ces deux facteurs représentent à eux seuls trois points de croissance. En revanche, les nouveaux projets restent rares, limitant les retombées positives sur les intégrateurs et les cabinets de conseil, qui peinent à tirer parti de cette dynamique.Au-delà de la conjoncture, l’année 2025 marque un tournant stratégique brutal dans l’industrie du numérique, avec un effet de ciseau inédit entre les stratégies des fournisseurs et les attentes ou capacités réelles des clients. Côté offre, de nombreux acteurs, qu’ils soient éditeurs de logiciels, plateformes cloud ou cabinets de conseil, opèrent des réorientations profondes de leurs portefeuilles, de leurs priorités R&D et de leurs discours commerciaux autour de l’intelligence artificielle générative. Pour certains, cela se traduit par un repositionnement radical, allant jusqu’à réorganiser leurs équipes, désinvestir certains segments et concentrer les ressources sur l’IA, quitte à court-circuiter des initiatives engagées dans d’autres domaines comme la cybersécurité, l’automatisation ou l’expérience utilisateur.
Côté demande, les entreprises clientes manifestent un intérêt croissant pour l’IA générative, 48 % déclarent désormais avoir engagé des projets en la matière, contre 29 % fin 2023, mais restent entravées par des obstacles structurels. Le déficit de compétences (cité par 47 % des répondants) et la difficulté à identifier des cas d’usage à forte valeur ajoutée (également 47 %) freinent toute montée en charge significative. Ce décalage entre la dynamique industrielle des fournisseurs et la maturité réelle des entreprises clientes constitue aujourd’hui un véritable hiatus stratégique, source de tensions sur le marché, d’incompréhensions dans les cycles de vente et de désalignement dans les feuilles
de route technologiques.
Un sous-investissement structurel qui fragilise la souveraineté
Conséquence directe du ralentissement : l’emploi dans le secteur recule. Les créations nettes de 2023 sont effacées, ramenant le niveau d’emploi à celui de 2022, soit environ 666 000 postes. Les perspectives de recrutement sont également à la baisse pour 2025, notamment pour les jeunes diplômés et alternants, une catégorie souvent plus exposée aux arbitrages budgétaires : 36 % des entreprises anticipent une diminution de ces embauches. Ce désengagement en matière de renouvellement des compétences pourrait fragiliser l’écosystème dans la durée, en freinant le transfert de savoirs et lacapacité d’innovation.
Au-delà des aléas conjoncturels, le rapport de Numeum met en lumière un problème chronique d’insuffisance des investissements numériques en France. Le numérique ne pèse que 5,5 % du PIB national, contre 10 % aux États-Unis, et la France ne se classe qu’au
22ᵉ rang européen en matière d’usage du numérique en entreprise. Ces chiffres traduisent un retard structurel préoccupant, d’autant plus visible face à l’accélération technologique mondiale et à la relocalisation des enjeux de souveraineté numérique. La dépendance technologique aux fournisseurs extraeuropéens — qu’il s’agisse d’infrastructures, de logiciels ou de modèles IA — s’en trouve mécaniquement renforcée.
Une bifurcation nécessaire vers un numérique structurant
Dans un tel contexte, Numeum appelle à une réaction coordonnée entre acteurs économiques et pouvoirs publics. Il s’agit à la fois de préserver les dispositifs incitatifs à l’innovation, Crédit d’impôt Recherche, statut de Jeune Entreprise Innovante, amortissements pour les PME, et de restaurer la confiance nécessaire à des stratégies d’investissement de long terme. « Le numérique est l’oracle de notre compétitivité, alerte Véronique Torner, présidente de Numeum. Il est urgent d’inverser la tendance, car la France risque de décrocher sérieusement de la compétition internationale. »L’analyse du cabinet PAC, partenaire de Numeum, met en évidence la dépendance croissante du marché français à des logiques de court terme, dictées par la réduction des coûts et la rentabilité immédiate. Cette orientation contraste avec les choix stratégiques observés dans d’autres pays, où les investissements numériques sont conçus comme des leviers de transformation profonde. Si la France souhaite préserver sa capacité d’innovation et son autonomie technologique, une bifurcation est nécessaire vers un numérique structurant, capable de créer de la valeur sur la durée, y compris en intégrant l’intelligence artificielle comme accélérateur, mais non comme dérive spéculative.