L’IA générative redessine la carte des intermédiaires. C’est ce qui ressort du cycle des conférences annuelles (Google I/O, Microsoft Build, Red Hat Summit, IBM Think, etc.) qui marque une inflexion majeure : chaque acteur cherche à devenir le point de passage obligé des agents intelligents, en intégrant à marche forcée des fonctions d’intermédiation, d’automatisation et de personnalisation dans tous ses produits.

En 2025, la recherche d’information n’est plus un acte neutre. Avec la montée en puissance des assistants IA, des moteurs de réponse et des agents logiciels capables d’agir à notre place, c’est tout le modèle d’intermédiation des géants du numérique — Google, Microsoft, Amazon, Meta — qui vacille. L’IA générative pourrait-elle réussir là où les régulations ont échoué : fragmenter les monopoles en redonnant du pouvoir aux utilisateurs
et aux marques ?

Le cycle 2025 des grandes conférences technologiques illustre ce moment de bascule. Chaque fournisseur de solutions cloud, IA ou logicielles cherche désormais à devenir le point de passage obligé des futurs agents intelligents. Toutes les offres convergent autour d’une IA pervasive, proactive et personnalisée, conçue pour prendre en charge des actions complètes plutôt que de simples requêtes. Mais derrière cette convergence s’opère un glissement profond : les interfaces génératives bouleversent les modèles économiques historiques, et pourraient même conduire à une désintermédiation des GAFAM eux-mêmes.

Google : vers un OS conversationnel généralisé

Chez Google, l’édition 2025 de Google I/O a officialisé ce que beaucoup pressentaient : Gemini devient le moteur universel des produits et des services du groupe. Qu’il s’agisse de recherche, d’assistance, de codage ou de création, l’ensemble de l’écosystème est aligné sur une promesse d’interfaces personnalisées, proactives et multimodales. Cette approche holistique repose sur une infrastructure de pointe, avec la septième génération de TPU baptisée Ironwood.

L’intégration de l’IA dans Google Search, via AI Overviews et AI Mode, vise à maintenir la prééminence de Google dans l’accès à l’information, malgré la réduction drastique des clics et des impressions publicitaires induite par les réponses directes. Le lancement d’agents autonomes, capables de planifier et d’exécuter des tâches complexes sur le Web, marque une inflexion : Google ne se contente plus de répondre, il agit.

Microsoft : Copilot comme couche universelle du poste de travail

Chez Microsoft, l’intégration de Copilot dans l’OS, la suite bureautique, GitHub ou Azure traduit la volonté de faire de l’IA un système opérationnel du quotidien professionnel. L’écosystème Copilot agit comme une couche logicielle agentique sur l’ensemble des flux métiers. Depuis 2023, le géant de Redmond fait le pari d’un OS augmenté pour l’entreprise, où les agents ne remplacent pas les interfaces, mais les enrichissent
et les automatisent.

L’événement Build a mis en avant l’évolution vers l’orchestration de tâches complexes via Copilot Studio, la connexion d’agents métiers spécialisés et l’interopérabilité croissante avec des plateformes comme SAP, Salesforce ou ServiceNow. Le modèle est plus vertical, plus intégré, mais potentiellement plus résilient.

Amazon : l’invisibilisation stratégique de l’IA

Chez Amazon, la stratégie est moins spectaculaire, mais non moins déterminante. Le lancement de Amazon Q, assistant IA intégré à tous les services AWS et applications partenaires, marque la volonté d’Amazon de créer une intelligence transversale sur l’ensemble de sa plateforme cloud.

Le fournisseur mise sur des fondations souveraines avec les modèles Titan, sur une logique d’agentisation distribuée via Q Developer et Q Business, et sur un ancrage fort dans l’opérationnel. L’objectif est d’invisibiliser l’IA dans les processus métier, et de sécuriser l’usage B2B avec des garanties de confidentialité et de contrôle.

Les éditeurs alternatifs misent sur la spécialisation et l’interopérabilité

De leur côté, Red Hat, IBM, Salesforce et d’autres éditeurs complémentaires s’organisent autour de l’IA gouvernée et spécialisée. Red Hat pousse l’agentification open source via OpenShift AI. IBM capitalise sur l’optimisation IT et la gouvernance de l’IA avec Watsonx. ServiceNow et Salesforce déclinent des agents verticaux par fonction métier. En parallèle, des acteurs comme Anthropic, Mistral, Perplexity ou Adept défendent un modèle alternatif : des agents IA spécialisés, plus légers, interopérables, et souvent open source.

Comme le souligne Cyril Vart (EY Fabernovel) dans une note d’analyse adressée à la presse, les géants du numérique qui ont intermdié le monde via la recherche, la publicité ou les réseaux sociaux sont aujourd’hui menacés d’une désintermédiation inversée. Les assistants génératifs court-circuitent les liens bleus, absorbent les intentions des utilisateurs, et rendent les clics obsolètes. La question clé devient : qui capte la donnée d’interaction finale ? Est-ce encore Google, ou bien Gemini en tant qu’agent ? Est-ce Amazon, ou bien une marque qui déploie son propre assistant sur Bedrock ?

Des plateformes invisibilisées par leurs propres interfaces

Ce paradoxe contemporain mérite qu’on s’y attarde : les géants du numérique, historiquement bâtis sur des interfaces unifiées, maîtrisées de bout en bout — moteur de recherche, page d’accueil, timeline, marketplace — voient aujourd’hui leur propre logique d’usage retournée contre eux. En introduisant des assistants génératifs capables de résumer, d’agir, de planifier et de recommander sans passer par les interfaces traditionnelles, ils court-circuitent eux-mêmes les chemins qu’ils avaient optimisés pendant deux décennies. Gemini, Copilot ou Q prennent progressivement le pas sur les parcours classiques. Ce ne sont plus les utilisateurs qui viennent sur la plateforme, mais les agents via des protocoles spécifiques. Dans ce schéma, ce sont les plateformes qui doivent suivre les usages induits par l’agent.

Cela crée un effet de tension interne : pour rester compétitifs, ces groupes doivent déployer des agents de plus en plus autonomes, mais au risque de cannibaliser leurs propres interfaces et revenus (notamment publicitaires ou transactionnels). C’est le dilemme de l’innovation par auto-désintermédiation. Google, en remplaçant les résultats de recherche par des AI overviews, réduit mécaniquement les clics vers les sites, tout en effaçant les liens sponsorisés. Amazon, en favorisant les requêtes conversationnelles avec Q Business, fragilise ses interfaces verticales bien huilées (AWS Console,
Marketplace, etc.).

Les plateformes deviennent alors des infrastructures pour agents, et non plus des destinations privilégiées. Elles sont contraintes d’inventer un nouveau modèle de valeur dans lequel l’interface devient secondaire, voire invisible. Cela implique aussi une redistribution des cartes : si l’interface générative devient le point de contact principal avec l’utilisateur, alors celui qui contrôle cette interface — qu’il s’agisse d’un éditeur, d’un fournisseur cloud ou d’un acteur open source — redevient maître de la relation client. En somme, les GAFAM se retrouvent dans la position des éditeurs de contenu qu’ils avaient eux-mêmes désintermédiés dix ans plus tôt.

Les protocoles inter-agents redéfinissent déjà la chaîne de valeur

Alors que la courbe d’adoption reste encore basse sur certains segments, tout indique que la personnalisation contextuelle devient le prochain terrain concurrentiel. Les marques pourraient court-circuiter les plateformes avec leurs propres IA agentiques. Les standards inter-agents, comme les protocoles Agent-to-Agent ou MCP, redéfinissent déjà la chaîne de valeur. L’agent devient l’interface par défaut, potentiellement piloté par l’entreprise ou l’utilisateur, et non plus par un fournisseur unique. La question n’est plus « quelle plateforme domine ? », mais « qui contrôle l’agent ? »

Nous entrons dans une ère où les géants de la tech ne se contentent plus d’innover, ils cherchent à rester incontournables dans un monde où les usages se déplacent. Entre automatisation, personnalisation, orchestration et souveraineté, leur défi n’est pas seulement de maîtriser les modèles, mais de garder la main sur la relation utilisateur, à l’heure où chacun pourra bientôt déployer son propre agent conversationnel. Comment rester incontournable dans un monde « déportalisé » ?