Face aux pénuries de talents et à l’irruption de l’intelligence artificielle dans les métiers, les entreprises européennes accélèrent leur transition vers une organisation centrée sur les compétences. Objectif : gagner en agilité, aligner plus finement les besoins métiers avec les ressources humaines disponibles, et bâtir une main-d’œuvre résiliente.

L’année 2025 marque une étape charnière dans la gestion du capital humain. Selon une étude menée par Workday auprès de 2 300 dirigeants dans le monde, plus de la moitié (55 %) des organisations ont entamé leur transition vers une approche pilotée par les compétences, et 23 % supplémentaires prévoient de le faire dans l’année à venir. En Europe, cette dynamique s’explique par une anticipation des tensions à venir : plus de 53 % des dirigeants en EMEA redoutent une pénurie majeure de talents dans les trois prochaines années, alors même que seuls 32 % estiment que les compétences actuellement disponibles dans leur entreprise correspondent aux besoins futurs.

Derrière cette inquiétude, le constat est largement partagé parmi les dirigeants interrogés : les entreprises avancent à grande vitesse dans un environnement en mutation, sans carte ni boussole pour anticiper les compétences clés de demain. L’évolution rapide des technologies — et notamment l’irruption de l’intelligence artificielle dans les outils
métiers — redéfinit les référentiels de compétences plus vite que les organisations
ne peuvent s’y adapter.

Les compétences humaines sous tension

Dans ce contexte, la faible visibilité sur les ressources réelles de l’entreprise constitue un handicap stratégique majeur. Seuls 54 % des entreprises déclarent avoir une vue claire des compétences disponibles en interne. Ce déficit de cartographie, couplé à une faible anticipation des besoins futurs, empêche de planifier efficacement la formation, la mobilité interne ou le recrutement. Résultat : une désynchronisation croissante entre le capital humain et les impératifs business.

L’étude met en lumière une hiérarchie claire des compétences jugées les plus critiques pour les années à venir. En tête de liste figurent les compétences numériques (65 %), essentielles à l’adoption de l’IA générative, suivies des compétences opérationnelles (59 %) et spécialisées (47 %) telles que l’ingénierie ou la comptabilité. Pourtant, ce sont les compétences sociales (35 %) — comme la communication ou la résolution de conflits — et individuelles (32 %) — telles que la résilience ou la créativité — qui sont aujourd’hui les plus absentes dans les organisations. Si les savoir-faire techniques évoluent avec les outils, les aptitudes humaines apparaissent désormais comme les plus difficiles
à recruter ou développer.

À l’heure où l’IA automatise les tâches routinières, ces compétences humaines deviennent essentielles pour accompagner la transformation. Car si l’IA améliore l’efficacité, elle ne remplace pas les capacités d’empathie, de jugement moral ou de négociation interpersonnelle qui fondent la valeur ajoutée humaine.

Une stratégie aux effets sociaux structurants

Les entreprises ne se contentent pas de répondre à l’urgence : elles voient dans cette transformation un levier de performance durable. Parmi les objectifs, 47 % espèrent un gain de productivité, 46 %, une capacité accrue à innover, et 45 % une plus grande agilité organisationnelle et de mobilité interne.

Mais au-delà de ces bénéfices économiques, les dirigeants entrevoient également des effets sociaux structurants. Plus de huit sur dix anticipent une amélioration de l’égalité de l’accès aux opportunités professionnelles, 72 % y voient un moyen de favoriser la diversité,
et 61 % espèrent une baisse du chômage. Cette convergence entre efficacité économique et responsabilité sociale est particulièrement marquée en Europe, où la régulation du marché du travail et les attentes sociétales encouragent une approche inclusive du développement des compétences.

L’IA : un levier stratégique, mais pas la panacée

Dans ce nouveau modèle, l’intelligence artificielle joue un rôle d’accélérateur. Plus de 40 % des dirigeants pensent qu’elle peut contribuer à atténuer la pénurie de compétences, notamment en automatisant les tâches répétitives, en améliorant la prise de décision par l’analyse des données, et en personnalisant les parcours d’apprentissage. L’IA devient ainsi un catalyseur, capable d’optimiser la gestion des talents tout en libérant du temps pour les missions à plus forte valeur ajoutée.

Mais cette transformation repose aussi sur une conviction forte : les qualités humaines resteront centrales dans l’organisation du travail. Les répondants considèrent d’ailleurs que les compétences les moins susceptibles d’être automatisées — telles que le jugement éthique, l’intelligence émotionnelle ou la capacité à bâtir des relations — sont aussi les plus importantes pour l’avenir.

Une course d’obstacles pour faire émerger un nouveau modèle

Malgré l’enthousiasme affiché, les freins sont nombreux. Le temps nécessaire à la formation et à la reconversion est le premier obstacle cité (43 %), suivi par la résistance au changement (38 %) et la difficulté à aligner les stratégies de développement des compétences avec les objectifs de l’entreprise (34 %). À cela s’ajoute une fragmentation technologique persistante : un tiers des organisations peine à connecter les données sur les compétences à travers leurs différents systèmes, ce qui entrave leur capacité à cartographier les besoins et à piloter efficacement les parcours.

Pour avancer, les auteurs du rapport préconisent d’investir dans des plateformes unifiées, capables d’agréger, de structurer et d’exploiter les données liées aux compétences. Cela suppose également un changement culturel profond, qui ne peut s’opérer sans une communication claire, un leadership fort et des cas d’usage tangibles démontrant les bénéfices du modèle.