Alors que certains pays limitrophes ont adopté le traçage des populations pour endiguer la pandémie, en France le gouvernement avance prudemment sur la question. Entre protection de la vie privée et maîtrise de la propagation du virus, la France débat.
Le débat actuel concernant le traçage des populations et l’exemple des pays qui l’ont pratiqué, avec succès semble-t-il, pour enrayer la propagation du Covide-19, met en lumière la question du partage de l’information au-delà de son utilité pour combattre une pandémie. Dans un article publié récemment, des analystes de Forrester estimaient qu’une des leçons de la pandémie sera d’accélérer le partage des données.
La question qui se pose actuellement au législateur et aux peuples est de savoir si l’on doit choisir entre la vie privée et les bénéfices collectifs que l’on peut tirer du partage de l’information. La liberté ou la mort crient les jusqu’au-boutistes des deux camps. Certes, le mot traçage renvoie à des craintes pour les libertés que l’on résume lapidairement par l’expression Big-Brother.
Et, certes aussi, même si l’on ne peut pas soupçonner nos dirigeants actuels d’être des scrutateurs compulsifs et paranoïaques de notre vie privée, il est légitime d’être réticent à évoluer sous la loupe d’un État que les aléas de l’alternance peuvent faire tomber entre des mains tendancieuses. Et, pour convaincre, point n’est besoin de brandir le totalitarisme et la dictature, l’exemple des gouvernements populistes, donc autoritaires, élus dans des états pourtant démocratiques a de quoi refroidir les plus complaisants des légitimistes.
Chacun a son idée sur le traçage
Selon son rôle dans la société et son métier, parfois ses intérêts, chaque corps à son idée sur la question. Les juristes estiment que le traçage des citoyens « n’est pas une affaire de santé publique, mais de liberté et de droit » (dixit Constantin Pavléas, fondateur du cabinet Pavléas et professeur de Droit du Numérique & Propriété intellectuelle à l’école des Hautes Études Appliquées du Droit). Au contraire, les décideurs politiques et les responsables des services de santé estiment que les données sont indispensables pour étayer les connaissances et apporter les meilleures réponses possible à la pandémie.
De leur côté, les chercheurs expriment une dépendance certaine aux données pour orienter leurs recherches. Quant aux décideurs et dirigeants d’entreprises, la donnée leur est indispensable pour comprendre l’impact de la crise sur leur entreprise et prendre les mesures adéquates pour un redémarrage lors de l’après-crise.
Une communication de la Commission européenne de la mi-février sur l’économie des données encourage le partage des données, en estimant spécifiquement les soins de santé comme une opportunité. « Covid-19 accélérera le partage alors que les gouvernements et le secteur privé s’efforcent de trouver des solutions, non seulement dans le domaine des soins de santé, mais aussi dans d’autres secteurs de l’économie touchés par la crise actuelle », affirment les analystes de Forrester.
En Europe, chacun fait à sa guise
De son côté, le Comité Européen de la Protection des Données, l’organisme chargé de surveiller le respect des lois sur la protection des données, indique qu’il existe une « souplesse » dans la réglementation de protection de la vie privée. « L’urgence est une condition juridique qui peut légitimer des restrictions des libertés à condition que ces restrictions soient proportionnées et limitées à la période d’urgence », estime le comité. Les autorités chargées de la protection des données ont précisé que le règlement général sur la protection des données (RGPD) s’applique dans ces circonstances, car il comporte des mécanismes intégrés pour les situations d’urgence.
Mais, au-delà de la volonté des instances européennes, l’Europe, celle des nations, est divisée sur la question. Tandis que certains pays comme l’Italie, l’Allemagne et l’Autriche utilisent déjà les données de traçage des téléphones portables pour limiter la propagation du virus, la France tâtonne et ses dirigeants avancent leurs arguments avec la prudence du démineur dans un champ de mines. Les politiques français envoyés au front parlent d’une application à installer et de la participation citoyenne qui ne sera pas obligatoire, mais basée sur le volontariat, ce qui en limite forcément la portée donc l’efficacité.
GAFA et consort en savent plus sur nous que nos gouvernements
De plus, les Français, comme les autres peuples de la terre, fournissent, volontairement ou involontairement, des cargaison entières de données à des entreprises privées via les applications et les réseaux sociaux installés sur leurs téléphone portables. Ceci pour un bénéfice en retour très faible et largement en faveur des entreprises qui monétisent ces données. GAFA et consort savent où vous vous trouvez, avec qui vous êtes en interaction, et même quelles sont vos préférences culinaires, sexuelles et autres. Mais le gouvernement non.
Contrairement aux pays où la liberté individuelle est volontairement assujettie à la discipline collective, elle-même subordonnée au bien commun, en France les décisions se prennent au cas par cas. Les arrêts relatifs aux libertés semblent être à géométrie variable : l’État dispose du droit de restreindre la liberté de déplacement des populations, avec l’assentiment et la coopération de celles-ci, mais ne semble pas disposer de la légitimité nécessaire pour connaître leurs déplacements et avec qui ils ont été en contact, même si c’est pour le bien commun. Décidément, le gallinacé chantant sur son tas de fumier n’en est pas à un paradoxe près.