En croisant les propositions stratégiques de McKinsey, les analyses du MIT Sloan Management Review avec BCG, les projections de Gartner et les retours d’expérience d’acteurs comme Microsoft, une nouvelle architecture du travail se dessine. Elle repose sur des réseaux d’agents IA capables d’exécuter, de coordonner et d’optimiser des processus complets, sous supervision humaine, avec des impacts directs sur la structure même des organisations.

L’organisation agentique n’est plus une hypothèse théorique. Le rapport « The agentic organization » publié par McKinsey en septembre 2025 affirme que l’IA introduit le plus grand changement organisationnel depuis les révolutions industrielle et numérique. L’étude décrit des entreprises qui passent progressivement de l’automatisation classique à des « usines d’agents », capables de gérer des processus métiers complets avec des équipes humaines réduites positionnées « au-dessus de la boucle ». Le MIT Sloan Management Review et BCG confirment cette dynamique. Dans leur rapport « The Emerging Agentic Enterprise », basé sur une enquête auprès de plus de 2 000 dirigeants dans 116 pays, une part croissante des organisations voit déjà les agents IA comme des collaborateurs à part entière.

À ce socle analytique s’ajoutent deux éléments. La première vient de Microsoft, qui décrit l’entreprise recomposée, à travers sa notion de « Frontier Firm », autour de flux de valeur orchestrés par des agents. Pour sa part, Gartner prévoit une généralisation rapide dans les applications métiers, tout en avertissant que plus de 40 % des projets agentiques pourraient être abandonnés avant 2027 faute de valeur tangible ou de maîtrise des risques. L’organisation agentique apparaît donc à la fois comme une rupture opérationnelle majeure et comme un terrain d’arbitrage stratégique, sur les questions suivantes : que transformer, à quel rythme, et avec quel niveau de contrôle humain ?

De la transformation numérique à l’organisation agentique

McKinsey replace l’organisation agentique dans une trajectoire historique d’évolution des entreprises. L’ère industrielle s’est structurée autour de hiérarchies fonctionnelles. Les organisations étaient découpées en départements spécialisés qui optimisaient chacun leur périmètre. La chaîne de décision était verticale et centralisée. Les processus étaient standardisés et conçus pour répéter à grande échelle des opérations identiques avec des cycles longs. Ce modèle a rendu possibles la production de masse et la maîtrise des coûts. En contrepartie il a installé des silos puissants, des lenteurs décisionnelles et une faible capacité à gérer efficacement des activités transverses ou orientées clients.

L’ère numérique a amorcé une autre architecture. L’entreprise a progressivement abandonné une logique centrée sur les fonctions au profit d’organisations structurées autour des produits, des plateformes et des parcours clients. Les équipes sont devenues pluridisciplinaires et autonomes. Elles réunissent les compétences marketing, techniques, data et design autour d’un même objectif opérationnel. Les cycles se sont raccourcis. Les décisions se sont rapprochées du terrain. La capacité d’adaptation est devenue un avantage compétitif plutôt que la seule efficacité industrielle.

Un réseau hybride composé d’humains et d’agents IA agissants

L’ère agentique inaugure aujourd’hui un troisième modèle. Les organisations ne sont plus seulement numériques. Elles tendent vers des réseaux hybrides composés d’humains et d’agents IA capables d’agir, de planifier, de coopérer entre eux et d’orchestrer des chaînes complètes de valeur. Les workflows ne sont plus simplement numérisés, ils deviennent IA d’abord, avec des agents spécialisés qui exécutent et coordonnent les opérations, tandis que les humains définissent les objectifs, gèrent les arbitrages, garantissent la qualité et assument la responsabilité finale. L’entreprise cesse alors d’être une pyramide ou une juxtaposition d’équipes produits pour devenir un maillage dynamique d’équipes humaines supervisant des collectifs d’agents. C’est ce basculement progressif qui caractérise réellement l’entrée dans l’organisation agentique.

Cette mutation est rendue possible par l’évolution rapide des capacités des modèles. McKinsey rappelle que la durée des tâches exécutables de manière fiable par une IA a doublé tous les sept mois depuis 2019, puis tous les quatre mois après 2024, pour atteindre environ deux heures continues, avec une perspective de plusieurs jours sans supervision autour de 2027. Cette tendance ouvre la voie à des organisations où les humains définissent les objectifs, arbitrent et contrôlent, tandis que les agents exécutent et optimisent le travail quotidien. Microsoft confirme ce glissement à travers ses travaux sur les « Frontier Firms » : d’abord l’IA assistante, puis les agents spécialisés, puis des systèmes entiers opérés par l’IA, mais gouvernés par l’humain. L’entreprise n’est plus seulement numérique, elle devient progressivement agentique.

Une nouvelle division du travail entre humains et agents

L’organisation agentique ne supprime pas les humains, elle redéfinit leur rôle. McKinsey décrit l’émergence de trois profils structurants. D’abord les superviseurs dits profils en M. Il s’agit de managers disposant de plusieurs compétences avancées dans différents domaines, capables de comprendre à la fois les enjeux métiers, techniques et organisationnels. Ils orchestrent des réseaux d’agents et pilotent des processus de bout en bout. Ensuite, les experts dits profils en T. Ils possèdent une expertise très profonde dans un domaine précis tout en ayant une culture suffisamment large pour collaborer avec d’autres métiers. Ils garantissent la qualité, traitent les cas complexes et interviennent lorsque les agents atteignent leurs limites.

Enfin viennent les travailleurs de première ligne augmentés, déchargés d’une partie des tâches administratives et capables de se concentrer davantage sur la relation humaine et la valeur apportée aux clients. Le MIT Sloan Management Review souligne que, dans les organisations les plus avancées, les agents IA commencent à être considérés comme des collègues numériques. Cela impose d’adapter les référentiels RH, les critères d’évaluation et les modèles de management.

Dans leurs analyses, Microsoft et BCG convergent sur le fait que la valeur ne vient pas d’une simple augmentation de productivité individuelle, mais d’une réorganisation profonde autour d’équipes orientées résultats, capables de superviser des « usines d’agents ». Une équipe humaine de deux à cinq personnes peut superviser entre cinquante et cent agents spécialisés. Cela relève d’un enjeu majeur sur la capacité humaine à encadrer ce nouvel écosystème. Car si les agents augmentent les capacités opérationnelles, ils démultiplient aussi la complexité organisationnelle. L’enjeu n’est plus seulement de déléguer des tâches, mais de gouverner un nouveau type de collectif hybride.

Gouvernance en temps réel, risques et responsabilité

L’un des points les plus structurants des travaux de McKinsey concerne la gouvernance. Dans une organisation agentique, la gouvernance ne peut plus se limiter à des contrôles périodiques, elle doit être embarquée dans les flux de travail, sous forme d’agents de contrôle, d’agents critiques et d’agents de conformité capables de monitorer en temps réel la réglementation, la confidentialité ou la cohérence des décisions. McKinsey décrit l’émergence d’une « agentic governance » où les agents contrôlent d’autres agents, tandis que les responsables humains conservent la responsabilité finale et ajustent le niveau d’intervention.

,Mais cette ambition se heurte à une réalité rappelée par Gartner et par de nombreux acteurs de la cybersécurité, car sans cadre clair, l’IA agentique peut rapidement devenir un risque. Gartner estime que plus de 40 % des projets pourraient être abandonnés faute de rentabilité, de sécurité ou de gouvernabilité. SailPoint, dans une étude 2025, rapporte que presque toutes les organisations interrogées prévoient de déployer des agents, mais que presque toutes les considèrent comme une source de risque, citant des incidents d’accès non autorisé, de partage inapproprié d’informations ou de manipulation. L’organisation agentique impose donc de traiter chaque agent comme une identité à part entière, avec droits d’accès, traçabilité, responsabilité et « procédures disciplinaires ».

Technologies, architectures et interopérabilité des agents

Sur le plan technologique, l’organisation agentique ne se résume pas à l’usage de grands modèles. McKinsey insiste sur la notion de « maillage IA agentique », un environnement composé d’agents réutilisables, de produits de données et de garde-fous techniques, permettant une démocratisation contrôlée du développement logiciel par les métiers. Microsoft adopte une logique proche avec ses initiatives autour d’agents métiers et de plateformes d’orchestration, conçues pour que les directions fonctionnelles puissent assembler leurs propres chaînes de valeur sans passer systématiquement par des projets IT lourds.

Un autre chantier stratégique concerne les protocoles d’interopérabilité. Plusieurs initiatives industrielles cherchent à permettre aux agents IA de coopérer entre eux, au-dessus des couches API traditionnelles, afin de relier les systèmes métiers, les plateformes cloud, les environnements hérités et les objets physiques. Cette approche ouvre la voie à des organisations dont les frontières deviennent plus poreuses, car l’entreprise agentique peut orchestrer non seulement ses propres agents, mais aussi ceux de partenaires, de fournisseurs ou de plateformes externes. Cela crée de nouvelles opportunités économiques, mais aussi de nouvelles dépendances, posant la question cruciale de souveraineté, de séparation entre logique agentique et fournisseur, et de protection des données propriétaires.

Une trajectoire stratégique plutôt qu’un saut technologique

L’industrie informatique nous a habitués à des migrations massives, mais la plus récente d’entre elles converge vers un point central : l’organisation agentique n’est pas une option, mais une trajectoire probable pour une grande partie des entreprises. McKinsey rappelle que 89 % des organisations restent encore dans des logiques industrielles, 9 % dans des logiques numériques avancées, et seulement une minorité dans des architectures réellement décentralisées. Mais la bascule pourrait s’accélérer sous l’effet d’un double mouvement de pression concurrentielle et de maturation rapide des capacités techniques. Microsoft, toujours prompt au cadrage narratif, parle déjà d’entreprises « AI first » pour installer un horizon aspirant, comme pour « cloud first » et « mobile first » en leur temps. Le MIT Sloan Management Review montre des dirigeants majoritairement convaincus du potentiel, mais conscients des tensions entre innovation, emploi, contrôle et risque.

Pour réussir, les sources recommandent des stratégies progressives, mais déterminées. Il s’agit d’un cheminement balisé afin de définir une vision claire au plus haut niveau, de choisir quelques domaines « phares » pour expérimenter à grande échelle, d’investir dans les compétences, de structurer la gouvernance, d’industrialiser les plateformes, puis d’étendre étape par étape. Les bénéfices attendus sont la compression des coûts marginaux, une vitesse décisionnelle accrue, la personnalisation à grande échelle, la reconfiguration des métiers et la différenciation par les données propriétaires. À condition, toutefois, que l’organisation sache rester humaine dans sa finalité, capable de préserver la confiance, la cohésion, la responsabilité et le sens collectif dans cet environnement désormais partagé avec des agents intelligents.

publicité