L’ingénierie et la R&D industrielles traversent une phase de tension durable. Sous l’effet conjugué de la pression concurrentielle mondiale, des contraintes géopolitiques et de l’alourdissement des coûts, les organisations sont sommées d’innover plus vite tout en maîtrisant des équilibres économiques de plus en plus fragiles. Dans ce paysage instable, l’intelligence artificielle s’impose comme un levier central, mais son déploiement révèle surtout l’ampleur des fragilités accumulées au fil des années.

Cette analyse s’appuie sur l’étude Engineering and R&D pulse 2026 publiée par le Capgemini Research Institute. Conduite en août 2025 auprès de 1 500 dirigeants de niveau directeur et au-delà, issus d’organisations réalisant plus d’un milliard de dollars de chiffre d’affaires, l’enquête couvre onze secteurs industriels et plusieurs grandes régions du monde, dont l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Asie-Pacifique. Ce périmètre donne un éclairage précis sur les arbitrages opérés par des décideurs directement responsables des trajectoires industrielles et technologiques de leurs entreprises.

Premier constat sans ambiguïté, les indicateurs historiques de performance de l’ingénierie évoluent dans le mauvais sens. Près de huit organisations sur dix déclarent une hausse des coûts de production sur les trois dernières années, tandis que près de la moitié constatent un allongement des cycles de conception et de développement. Ces dérives interviennent alors même que la réduction des coûts, l’accélération des délais et l’agilité figurent parmi les priorités stratégiques les plus citées par les dirigeants interrogés.

L’IA comme réponse tactique à une pression systémique

Thomas Schmall, membre du directoire de Volkswagen, résume ce basculement par une formule lapidaire, « aujourd’hui, ce n’est plus la taille qui garantit la survie, mais la vitesse ». Dans le même temps, Thomas Schäfer, PDG de Volkswagen Passenger Cars, reconnaît la brutalité de l’équation économique, « nous ne gagnons actuellement pas assez d’argent avec nos voitures, tandis que nos coûts pour l’énergie, les matériaux et le personnel ont continué d’augmenter. Nous ne pouvons pas continuer comme avant ». Ces déclarations traduisent une réalité partagée bien au-delà du seul secteur automobile.

Dans ce contexte de fragilisation, l’IA apparaît comme un levier prioritaire. Plus de quatre organisations sur cinq prévoient d’augmenter leurs investissements en IA appliquée à l’ingénierie et à la R&D au cours des deux à trois prochaines années. Les dirigeants anticipent des gains significatifs sur la vitesse de conception, la productivité et la réduction des coûts, souvent compris entre 20 et 50 pour cent selon les usages et les secteurs.

L’étude met toutefois en évidence un paradoxe central. Malgré ces attentes élevées, la majorité des technologies d’IA, y compris l’IA générative et les agents, restent cantonnées à des déploiements pilotes ou à des périmètres limités. Plus de la moitié des répondants citent des préoccupations liées à la fiabilité des résultats, à l’intégration avec les systèmes hérités et à l’absence de cadres de gouvernance robustes. Un dirigeant du secteur aéronautique souligne ainsi que l’IA est déjà efficace pour la documentation et la conformité, mais que « pour le cœur de la conception, la technologie n’est pas encore suffisamment mature et les enjeux de certification et de propriété intellectuelle restent déterminants ».

Le basculement culturel vers une ingénierie itérative sous contrainte

Au-delà des outils, le rapport décrit une transformation culturelle profonde. Plusieurs dirigeants actent l’abandon progressif d’un modèle fondé sur la recherche de la perfection initiale au profit d’une logique d’itération rapide. Andrew D’Souza, directeur R&D mondial chez 3M, l’exprime sans ambiguïté, « nous passons d’une logique perfection-first à une logique iteration-first. La vitesse est désormais un impératif stratégique ».

Cette évolution modifie en profondeur les processus d’ingénierie. Elle suppose une refonte des cycles de validation, une tolérance accrue à l’incertitude et une capacité à absorber des ajustements rapides sans compromettre la conformité réglementaire. L’étude montre que cette agilité reste très inégalement répartie selon les régions. Les organisations asiatiques, notamment en Chine et au Japon, apparaissent plus avancées dans cette reconfiguration, tandis que les entreprises européennes se heurtent plus fortement aux contraintes réglementaires et organisationnelles.

Compétences rares et rôle central de l’ingénieur

Contrairement aux discours de substitution, le rapport souligne la centralité persistante du facteur humain. Seule une minorité de dirigeants estime que l’IA pourrait remplacer la créativité et la capacité de résolution de problèmes des ingénieurs. Lisa Su, PDG d’AMD, rappelle que « les ingénieurs restent les arbitres finaux des décisions d’ingénierie ». Dans le même temps, plus de la moitié des organisations déclarent faire face à une pénurie de talents disposant de compétences en IA appliquée aux environnements industriels.

Ce déséquilibre transforme l’IA en amplificateur de rareté plutôt qu’en substitut. Les organisations capables d’orchestrer une collaboration efficace entre ingénieurs expérimentés, données de qualité et outils d’IA robustes prennent une avance décisive. Les autres peinent à dépasser le stade expérimental et à transformer leurs investissements en gains opérationnels durables.

En filigrane, l’étude Engineering and R&D pulse 2026 ne décrit pas une ingénierie entrée dans une ère d’abondance technologique, mais un champ de contraintes où l’IA devient un instrument de survie stratégique. L’enjeu n’est plus de savoir si l’IA transformera l’ingénierie, mais quelles organisations sauront l’intégrer sans perdre la maîtrise de leurs coûts, de leurs compétences et de leurs trajectoires industrielles. C’est sur ce terrain, bien plus que sur celui des annonces technologiques, que se jouera la compétitivité industrielle des prochaines années.

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