Le dernier rapport du MIT Sloan Management Review et du BCG révèle que les entreprises adoptent massivement l’IA agentique sans stratégie claire. Ce basculement vers une logique hybride, ni tout à fait outil, ni tout à fait collègue, provoque une recomposition des structures, des rôles et des circuits décisionnels. À la clé : des tensions organisationnelles majeures et un impératif de gouvernance adaptative.
Les systèmes d’IA dits « agentiques » ne se contentent plus d’automatiser des tâches ou de générer du contenu à la demande. Ils sont désormais capables de planifier, d’agir et d’apprendre de manière autonome dans des environnements complexes, bouleversant les logiques traditionnelles de gestion. Près de 76 % des dirigeants interrogés perçoivent déjà ces agents comme des collègues plutôt que comme des outils, selon l’enquête menée auprès de 2100 entreprises dans 116 pays. Ce glissement sémantique reflète une mutation plus profonde : celle d’une entreprise qui doit désormais composer avec des entités non humaines, apprenantes et partiellement autonomes.
Le rapport identifie quatre tensions fondamentales auxquelles les entreprises sont confrontées dans l’intégration des agents IA : la tension entre scalabilité et adaptabilité, entre expérience et rapidité d’exécution, entre supervision et autonomie, et enfin entre réutilisation et refonte des processus. Ces tensions ne relèvent pas de simples arbitrages opérationnels : elles signalent une incompatibilité croissante avec les cadres de management traditionnels, conçus pour une séparation claire entre capital technologique et capital humain.
La responsabilité managériale s’étend aux entités algorithmiques
Le cas de Goodwill, qui utilise des agents pour trier des tonnes de textiles, illustre bien cette hybridation. L’IA ne se contente pas de reconnaître les objets, elle apprend, s’ajuste et suggère des orientations logistiques, nécessitant une refonte complète de la chaîne d’approvisionnement. C’est en acceptant cette oscillation entre outil et collaborateur que l’entreprise peut exploiter les bienfaits de l’IA agentique sans la brider dans des schémas obsolètes.
L’autonomie relative des agents remet en cause les modèles classiques de supervision. La majorité des entreprises interrogées s’orientent vers des dispositifs mixtes, intégrant à la fois supervision humaine et délégation conditionnelle. Chevron, par exemple, impose un contrôle humain systématique dans les usages sensibles, tandis que SAP a mis en place un « hub de gouvernance » centralisé pour encadrer les interactions entre IA et systèmes métiers.
Cette approche hybride oblige à dépasser la dichotomie « contrôle total vs autonomie totale » au profit d’une gouvernance dynamique, contextuelle, capable de varier selon le niveau de risque, les cas d’usage ou le degré d’apprentissage du modèle. Dans cette logique, les droits décisionnels deviennent évolutifs, et la responsabilité managériale s’étend aux entités algorithmiques. C’est un changement majeur, qui suppose des ajustements contractuels, éthiques et réglementaires encore largement à définir.
Une organisation repensée pour les équipes hybrides
L’intégration des agents IA reconfigure profondément les structures hiérarchiques. Près de 45 % des entreprises avancées envisagent une réduction des couches managériales intermédiaires et un élargissement des périmètres de responsabilité. Les agents devenant capables de coordonner certaines tâches, les managers humains sont appelés à devenir des orchestrateurs de collectifs hybrides, mêlant collaborateurs et systèmes apprenants.
Cette dynamique favorise aussi le recrutement de profils généralistes, capables de naviguer entre domaines et d’interagir avec plusieurs agents, au détriment des postes d’entrée de gamme ou spécialisés. L’agenticité redistribue ainsi les cartes des trajectoires professionnelles, en valorisant l’aptitude à encadrer des entités autonomes, à arbitrer des exceptions et à piloter des processus réversibles. Le modèle de carrière basé sur l’exécution ou la coordination simple devient inopérant dans ce nouveau contexte.
Vers un double cycle de formation, pour humains et agents
Le rapport plaide pour une révision complète des dispositifs d’apprentissage. Les employés doivent être formés non seulement à utiliser, mais aussi à superviser, critiquer et ajuster les agents. Dans le même temps, les entreprises doivent instaurer des cycles de vie pour les agents : test, mise en production, évaluation, réentraînement et, le cas échéant, mise hors service. Capital One, Chevron ou encore Alibaba.com appliquent déjà ces logiques, en traitant les agents comme des ressources évolutives, et non comme des outils statiques.
La fusion des fonctions RH et technologiques observée chez Moderna illustre cette intégration croissante. Le soin apporté aux agents devient un enjeu stratégique : sans suivi, ils dérivent, perdent en performance, voire introduisent des biais ou des erreurs coûteuses. À l’inverse, une gestion proactive permet d’amplifier leur utilité dans le temps et d’augmenter la valeur perçue, notamment en automatisant les tâches répétitives et en libérant du temps pour les activités à haute valeur ajoutée.
Une stratégie d’investissement à géométrie variable
Enfin, l’investissement dans les agents IA échappe aux logiques comptables habituelles. Ces systèmes se situent entre actif amortissable et ressource humaine variable, avec des cycles d’évolution rapides, des effets de seuil liés à la massification des usages, et une capacité d’apprentissage qui génère des rendements croissants. Les modèles de calcul de rentabilité doivent intégrer à la fois l’usure technologique (drift de modèle) et l’amélioration par usage (fine-tuning, apprentissage contextuel).
Le rapport recommande une approche combinée pour créer des portefeuilles hybrides, intégrer les coûts d’adaptation continue, instaurer des revues d’investissement interfonctionnelles, et surtout relier chaque décision à une perspective de création de valeur (croissance, différenciation, innovation). À terme, c’est la capacité à orchestrer cet écosystème complexe qui fera la différence entre simple adoption technologique et transformation organisationnelle durable.
Les entreprises qui se limitent à des usages ponctuels ou défensifs de l’IA risquent de passer à côté du potentiel transformateur de l’agenticité. Celles qui assument la recomposition des rôles, la révision des processus et l’hybridation des collectifs peuvent, en revanche, bâtir des organisations plus adaptatives, plus apprenantes et plus résilientes. L’enjeu n’est pas de dompter les agents, mais de co-évoluer avec eux.























