L’ingénierie et la R&D vivent une phase de réinvention accélérée sous la pression conjuguée de la transformation numérique, de l’émergence de l’intelligence artificielle et des tensions mondiales sur les coûts, les délais et les compétences. Selon l’étude Capgemini Research Institute 2025, 44 % des dirigeants estiment que leur entreprise risque de perdre des parts de marché majeures sans accélération des processus d’innovation, tandis que 48 % pointent une impérieuse nécessité de réduction des coûts.
La compétition mondiale dans l’ingénierie et la R&D se joue désormais sur la capacité à conjuguer vitesse d’innovation, maîtrise des coûts et agilité opérationnelle. L’étude Capgemini, qui s’appuie sur un panel de 1 500 décideurs internationaux, éclaire la bascule d’un modèle fondé sur la taille critique vers un modèle orienté rapidité, adaptation et collaboration. Alors que 78 % des organisations déclarent avoir vu leurs coûts augmenter sur les trois dernières années, près de la moitié (48 %) constatent également un allongement des délais de développement. Cette dérive des indicateurs fondamentaux s’explique par la combinaison de facteurs conjoncturels (chocs sur les chaînes d’approvisionnement, inflation des matières premières, ruptures logistiques) et structurels (hétérogénéité des systèmes, complexité réglementaire, résistance au changement, rareté des compétences techniques et IA).
L’ingénierie moderne évolue dans un environnement où l’incertitude qu’elle soit géopolitique, logistique ou sociale tend à devenir la norme. Moins d’un tiers des dirigeants jugent leur organisation suffisamment préparée à affronter ces perturbations majeures. Cette réalité se traduit par une remise à plat des stratégies de sourcing, de formation et de gestion des talents, mais aussi par une révision profonde des modèles d’investissement et d’allocation des ressources. L’Europe, par exemple, fait face à un déficit structurel de jeunes diplômés en ingénierie et STEM, avec près d’un poste sur trois non pourvu chaque année à l’horizon 2030, ce qui constitue un frein majeur à la transition énergétique et industrielle.
Répondre à la pression concurrentielle par la digitalisation et l’externalisation sélective
L’accélération des mutations technologiques impose aux entreprises, tous secteurs confondus, d’adopter une démarche proactive en matière de digitalisation et d’externalisation. Plus de trois quarts des organisations investissent déjà dans la modernisation numérique (cloud, DevOps, jumeaux numériques, plateformes collaboratives), tandis que l’externalisation sélective des fonctions d’ingénierie (conception, prototypage, simulation, validation) gagne du terrain, notamment via des modèles orientés résultats ou des partenariats de partage de revenus. Ce recours à l’externalisation ne se limite plus à une simple recherche d’économies, mais devient un levier d’agilité et de mutualisation des risques, dans un environnement marqué par l’incertitude et la volatilité des marchés.
La diversification des modèles d’externalisation contrats à la performance, schémas build-operate-transfer, co-innovation traduit la volonté des entreprises de lier l’investissement en ingénierie à des résultats tangibles et rapides. Cette transformation se double d’une digitalisation accélérée des processus : 40 % des organisations déploient déjà des outils de planification de scénarios, et 36 % sont en cours d’implémentation. L’agilité ne se limite plus à la seule adaptation technique : elle s’étend à la reconfiguration des chaînes d’approvisionnement, à la refonte des produits pour réduire la dépendance aux matériaux critiques et à la multiplication des fournisseurs dans des géographies alternatives. Des exemples sectoriels (automobile, aéronautique, énergie) illustrent la nécessité de basculer d’une logique « perfection d’abord » à une logique « itération rapide », tout en conservant un haut niveau d’exigence en matière de qualité et de conformité.
L’IA, moteur de transformation à l’échelle de l’ensemble du cycle d’ingénierie
L’intégration de l’intelligence artificielle, du jumeau numérique et des matériaux de nouvelle génération s’impose comme le triptyque technologique central de la décennie à venir. Plus de 63 % des dirigeants placent la valeur ajoutée de la digitalisation et de l’innovation technologique au cœur de leur stratégie R&D. L’IA, qu’il s’agisse d’IA générative, d’agents autonomes ou de machine learning scientifique, permet de réduire les délais de conception (30 à 50 % plus rapides), d’optimiser l’utilisation des matériaux (économie de 20 à 30 %), d’automatiser l’inspection qualité ou de détecter les défauts en temps réel sur les chaînes de production.
Les impacts concrets se déclinent sur l’ensemble de la chaîne : documentation et conformité, prototypage, simulation, opérations de fabrication, maintenance prédictive. L’exemple de Rolls-Royce, qui exploite l’IA pour accélérer la conception de moteurs et la détection des défauts, illustre l’effet de levier sur la productivité, la réduction des coûts et la fiabilité opérationnelle. Toutefois, la maturité des technologies reste contrastée : seules les solutions d’IA appliquées à la gestion documentaire et à la conformité sont pleinement opérationnelles à grande échelle, tandis que la conception de produits critiques ou la simulation réglementée soulèvent encore des enjeux de certification, de gouvernance et de confiance.
Des défis structurels : talents, arbitrages IA/humain et exigences réglementaires
Si l’IA transforme radicalement les métiers de l’ingénierie, elle ne saurait se substituer à la créativité et à la capacité d’arbitrage des ingénieurs humains. Seuls 15 % des dirigeants considèrent que l’IA pourrait remplacer l’inventivité et la résolution de problèmes propres à l’humain. En revanche, la moitié des organisations anticipent l’émergence d’équipes hybrides associant talents humains et IA générative ou agentique. La pénurie de compétences IA devient un enjeu critique, 58 % des entreprises signalant un déficit d’ingénieurs formés à ces nouvelles technologies, et seulement 48 % investissant activement dans la montée en compétence ou la reconversion de leur effectif.
Parallèlement, la complexité réglementaire s’intensifie, notamment en Europe : près de la moitié des répondants européens identifient la conformité comme principal obstacle à la transformation. Les questions d’intégration, de gouvernance des modèles d’IA générative, de qualité des données et de protection de la propriété intellectuelle apparaissent comme autant de points de vigilance pour l’industrialisation à grande échelle des innovations numériques. Le rapport insiste enfin sur le rôle central de la formation continue, de l’orchestration des talents mondiaux et de l’élargissement de l’écosystème de partenaires technologiques et académiques pour répondre à ces défis.
Soutenabilité et adaptation : vers une ingénierie plus résiliente et responsable
La prise en compte des enjeux environnementaux reconfigure les stratégies d’investissement en R&D : 68 % des organisations prévoient d’accroître leurs efforts en matière de soutenabilité dans les 12 à 18 prochains mois. L’optimisation de l’empreinte environnementale, la gestion de la rareté des ressources, la réorganisation des chaînes logistiques et l’intégration de matériaux innovants deviennent des critères structurants dans les feuilles de route industrielles. Cette dynamique s’accompagne de nouvelles exigences en matière de résilience face aux aléas climatiques, à la volatilité des prix des matières premières et à la pression réglementaire internationale, en particulier dans l’industrie lourde, la chimie, l’énergie et l’automobile.
Le pilotage de la transformation passe par la diffusion de standards d’évaluation environnementale, la généralisation des outils de simulation et d’analyse du cycle de vie, ainsi que par une collaboration renforcée entre fonctions ingénierie, finance et stratégie. Des cas concrets, comme celui d’Unilever (développement accéléré d’emballages compostables) ou de Siemens (réduction massive de la consommation de matière grâce à l’IA générative dans la conception robotique), illustrent l’émergence d’une ingénierie responsable, pilotée par la donnée et l’automatisation.
L’étude Capgemini recommande aux entreprises de réallouer les ressources internes vers les tâches à fort impact, tout en s’appuyant sur des écosystèmes partenaires, des outils IA hybrides et des plateformes numériques intégrées. Il s’agit désormais de standardiser les processus cœur, d’automatiser les flux critiques, de multiplier les centres d’excellence dans des géographies complémentaires, et de développer une gouvernance robuste pour accompagner l’industrialisation de l’IA à l’échelle de l’ingénierie. La clé réside dans la capacité à combiner créativité humaine et puissance de l’IA, dans une logique de collaboration et de confiance, pour accélérer la transformation tout en maîtrisant les risques.























