L’étude The Iceberg Index publiée par le Massachusetts Institute of Technology et Oak Ridge National Laboratory propose un indicateur qui mesure l’exposition des compétences humaines aux capacités de l’IA. Elle montre que cette exposition est cinq fois plus ample que ce que suggèrent les signaux visibles centrés sur les métiers technologiques. Les transformations à venir toucheront d’abord les fonctions administratives, bien avant les emplois purement techniques.

L’analyse repose sur un corpus massif constitué de cent cinquante-et-un millions de travailleurs, de neuf cent vingt-trois métiers et de plus de trente-deux mille compétences. Cette approche fondée sur la granularité fonctionnelle examine la valeur salariale associée aux tâches que des systèmes d’IA peuvent déjà exécuter. En évaluant ce potentiel d’automatisation avant l’apparition d’indicateurs économiques visibles, l’étude offre un angle de lecture particulièrement utile pour les organisations, les administrations et les fournisseurs de services qui cherchent à anticiper les recompositions du travail.

La publication du MIT et d’ORNL met en évidence un décalage structurel entre la surface médiatique de l’automatisation, concentrée sur les métiers technologiques, et la profondeur réelle des compétences exposées. Les auteurs expliquent que les indicateurs classiques focalisés sur l’emploi masquent la majorité des effets, car l’IA substitue les compétences plutôt que les intitulés de poste. Cette dissociation donne une image beaucoup plus nuancée du futur du travail et oblige les décideurs à repenser les stratégies de formation, de gestion des compétences et d’organisation du travail.

Une exposition réelle plus large que les signaux actuels

Le rapport montre que les métiers du logiciel, de la donnée et des fonctions techniques n’absorbent que deux virgule deux pour cent de la valeur salariale exposée. Cette zone correspond à des tâches de programmation, de test ou de manipulation de données où les systèmes d’IA générative proposent déjà des gains tangibles. Malgré la forte visibilité médiatique de ces usages, leur impact global reste modeste. Les transformations observées dans ces métiers concernent avant tout la structure des carrières, la place des profils juniors et la rationalisation des processus de développement. Elles signalent une évolution durable, mais elles ne représentent qu’une fraction de la dynamique globale décrite dans l’étude.

L’Iceberg Index rappelle que ces signaux visibles ne constituent que la partie émergée. L’essentiel de l’exposition concerne les fonctions tertiaires largement disséminées dans l’économie et très peu associées à des compétences technologiques. Ce décalage entre l’exposition perçue et l’exposition réelle justifie une refonte des politiques d’anticipation. Les entreprises doivent élargir leur analyse bien au-delà des pôles technologiques et intégrer les métiers support et administratifs dans leurs diagnostics.

Le risque se situe dans les fonctions administratives

L’étude révèle que les métiers administratifs, comptables, financiers, juridiques ou de soutien opérationnel concentrent onze virgule sept pour cent de la valeur salariale exposée. Les tâches sensibles relèvent du traitement documentaire, de la rédaction, de la synthèse, de la coordination ou de l’analyse standardisée. Ce sont précisément ces compétences que les systèmes d’IA exécutent déjà avec un niveau de performance suffisant pour entraîner une substitution partielle. L’impact potentiel porte donc sur les zones les plus vastes de l’économie, celles qui structurent la majorité des fonctions de bureau.

Les auteurs soulignent que ces emplois disposent souvent d’une faible capacité de redéploiement interne, car les tâches exposées représentent une part dominante de leur activité. Cette caractéristique accroît la vulnérabilité de millions de travailleurs tertiaires, qui évoluent dans des environnements où la valeur du travail repose sur des compétences répétitives ou faiblement différenciées. L’étude appelle ainsi à intégrer ces constats dans les plans de transformation, dans la gestion prévisionnelle des métiers et dans les dispositifs d’accompagnement.

Une valeur accrue pour les savoir-faire transverses

Les compétences les plus menacées appartiennent au domaine du traitement de texte, de la rédaction, de la coordination administrative et de la préparation de synthèses. Leur exposition favorise un déplacement de la valeur vers des compétences non substituables comme le jugement, la coordination d’équipes, la compréhension de situations complexes ou la supervision de systèmes automatisés. L’étude du MIT et d’ORNL souligne que ces compétences résistent mieux à l’automatisation, car elles mobilisent des dimensions relationnelles, émotionnelles et organisationnelles difficilement imitables par des modèles d’IA.

Cette redistribution impose une révision en profondeur des politiques de formation, notamment pour les fonctions support et administratives. Les organisations devront identifier les compétences transverses sur lesquelles repose la valeur future du travail et préparer des trajectoires d’adaptation cohérentes. L’étude fournit un réservoir méthodologique permettant d’établir ces diagnostics sans se limiter à la simple lecture des intitulés de postes.

Des impacts inégaux selon les territoires et les secteurs

L’exposition décrite dans l’étude varie selon les structures économiques régionales. Les territoires spécialisés dans les activités financières ou professionnelles présentent une concentration plus forte d’emplois sensibles. À l’inverse, les régions où l’emploi est plus diversifié montrent une diffusion plus équilibrée de l’exposition. Cette hétérogénéité impose des politiques d’accompagnement différenciées. Les programmes de reconversion devront s’adapter à la structure réelle des bassins d’emplois plutôt qu’à une classification générique des professions.

Le rapport rappelle que la vulnérabilité territoriale n’est pas directement corrélée au niveau de maturité technologique. Certaines régions très tertiarisées mais faiblement technologiques peuvent être plus exposées que des pôles numériques. Cela impose un travail d’analyse fine pour éviter les diagnostics biaisés et soutenir les territoires les plus susceptibles de subir une reconfiguration rapide des métiers du bureau.

Une transformation du travail et non une substitution brutale

Les auteurs rappellent que l’exposition technique ne se traduit pas automatiquement par des pertes d’emploi immédiates. Les effets dépendront des choix d’adoption des organisations, de la régulation, de la structure du travail et de l’adaptabilité des salariés. L’étude décrit une recomposition lente où les tâches automatisables diminuent tandis que de nouvelles tâches émergent autour de la supervision, du contrôle et de la coordination. Le phénomène s’apparente à une transformation systémique plutôt qu’à un choc soudain.

Cette transformation nécessite une anticipation méthodique afin d’éviter des tensions sociales et des pertes de productivité. Les organisations devront repenser la structure de leurs services administratifs, redéfinir les périmètres fonctionnels et préparer des stratégies de transition vers un modèle de travail hybride humain-IA. L’Iceberg Index fournit un outil de diagnostic robuste pour éclairer ces trajectoires.

Une gouvernance renouvelée des compétences et des trajectoires professionnelles

La contribution majeure de l’étude du MIT et d’ORNL consiste à quantifier l’écart entre les signaux visibles et l’exposition réelle. Cette mesure offre aux décideurs un cadre de planification permettant d’identifier les zones d’exposition prioritaires, de structurer les programmes de formation et de reconfigurer les services internes en amont des transformations. Pour les organisations, les administrations et les fournisseurs de services, l’enjeu consiste désormais à intégrer la gestion prévisionnelle des compétences dans les stratégies d’adaptation à l’automatisation cognitive.

Cette analyse constitue également un appui solide pour les politiques publiques. Elle éclaire les investissements nécessaires en acculturation, en formation et en infrastructures. Elle ouvre la voie à des stratégies territoriales différenciées adaptées à la structure réelle du tissu productif. À mesure que l’économie entre dans une phase d’automatisation cognitive diffuse, la capacité à anticiper la recomposition des compétences deviendra un facteur essentiel de résilience et de souveraineté.

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