Apple vient d’annoncer ses AirPods Pro 3, dotés d’une fonction inédite de traduction simultanée baptisée « Live Translation ». Disponible dès iOS 26, cette nouveauté permet des conversations en temps réel entre locuteurs de langues différentes, avec transcription et réponse orale. La promesse est attirante, sauf que les clients d’Apple en Europe n’y auront pas accès : la fonction ne sera pas activée dans l’Union européenne… du moins pas au lancement. Apple indique que les utilisateurs résidant dans l’UE et disposant d’un compte européen ne pourront pas accéder à cette fonctionnalité, sans pour autant bloquer la commercialisation des écouteurs eux-mêmes. Apple conditionne l’innovation à sa propre souveraineté.
Officiellement, la firme invoque des contraintes liées au Digital Markets Act (DMA). Ce règlement impose aux grandes plateformes, les contrôleurs d’accès ou « gatekeepers », de garantir une certaine interopérabilité, un accès transparent aux données générées, et des conditions équitables pour les services concurrents. Apple ne précise pas quelle clause empêcherait le lancement, mais laisse entendre qu’elle refuse d’ouvrir la boîte noire de son système de traduction en direct. Ce blocage préventif, présenté comme une exigence de conformité, relève en réalité d’une stratégie bien plus large de défense de son modèle opaque et autocentré.
De la fiscalité à l’App Store, une série de bras de fer soigneusement orchestrés
Ce n’est pas la première fois qu’Apple se sert des règles européennes comme levier d’influence. Dès 2016, le contentieux sur la fiscalité irlandaise l’oppose à la Commission européenne, qui exige la restitution de 13 milliards d’euros d’aides d’État jugées illégales. En 2023 et 2024, la firme se montre réticente à appliquer les obligations du futur DMA concernant l’App Store : ouverture aux boutiques tierces, accès aux moyens de paiement concurrents, fin de la préférence systématique pour ses propres services. Chaque mise en conformité s’accompagne de délais, de versions allégées ou d’interprétations restrictives.Dans le même temps, Apple a été accusée de pratiques de géoblocage pour empêcher les utilisateurs européens d’accéder à certaines applications ou contenus depuis un autre pays membre. Plus récemment encore, elle s’est opposée au Royaume-Uni à des propositions législatives sur l’accès aux données chiffrées, arguant que les portes dérobées réclamées compromettent la sécurité de ses utilisateurs. Chaque confrontation réglementaire donne lieu à un positionnement habile : Apple se présente tantôt en défenseur de la vie privée, tantôt en victime d’une régulation technophobe.
DMA, RGPD, AI Act : la convergence réglementaire comme ligne de front
Le DMA impose effectivement aux contrôleurs d’accès de garantir un accès aux données générées par les utilisateurs professionnels, de proposer une interopérabilité fonctionnelle avec des services tiers, et d’éviter toute auto-préférence injustifiée. Mais ces obligations visent principalement les plateformes, pas nécessairement les appareils ni les fonctions vocales embarquées. En réalité, la fonction Live Translation pourrait tout à fait être activée, quitte à faire l’objet de restrictions ou d’ajustements techniques postérieurs. Ce que redoute Apple, c’est d’avoir à révéler le fonctionnement de ses modèles de traitement vocal, les flux de données associés, ou les mécanismes de transcription et de stockage.En filigrane, c’est toute la convergence réglementaire européenne qui dérange Apple. Le RGPD impose déjà des obligations strictes de minimisation et de localisation des données. L’AI Act encadre encore plus fermement l’exploitation des modèles d’intelligence artificielle dans des cas d’usage sensibles, comme l’analyse de la voix ou la traduction automatique. Le DMA, en agissant comme un cadre transversal, contraint Apple à rendre des comptes sur des fonctions qu’elle préfère garder invisibles. Ce n’est donc pas tant la fonctionnalité elle-même qui est en cause, que les conditions de sa gouvernabilité.
Pour les utilisateurs, une innovation sous conditions géopolitiques
Le résultat, c’est une frustration de plus pour les utilisateurs européens, particuliers comme professionnels. Ils se voient privés d’une fonction annoncée en grande pompe, sans horizon clair de disponibilité. Pour les entreprises, notamment celles en contexte multilingue ou international, l’accès à des fonctions de traduction embarquées aurait pu représenter un véritable gain de productivité. Le sentiment que l’Europe est traitée comme un marché secondaire s’en trouve renforcé. Ce décalage régionalisé du traitement, d’ailleurs assumé sur le site d’Apple, alimente un climat de méfiance croissante envers les géants technologiques américains.Mais ce choix de blocage temporaire permet à Apple de créer une pression implicite sur les régulateurs européens. Il s’agit, en creux, d’un test politique : jusqu’où l’UE est-elle prête à maintenir des exigences de transparence si celles-ci entraînent des retards d’accès aux technologies les plus avancées ? Cette dialectique est à l’œuvre bien au-delà d’Apple, et engage toute la souveraineté numérique européenne.
Le cas AirPods Pro 3, un épisode de plus dans une série qui s’intensifie
Avec ce nouvel épisode, Apple poursuit une stratégie bien connue : faire de chaque mise en conformité une occasion de renégociation implicite. La firme ne conteste pas frontalement les règles, mais les interprètent à sa manière, en conditionnant l’accès à ses innovations à un respect de ses propres prérogatives. Le rapport de force ne se joue pas sur le terrain judiciaire, mais sur celui de la pression symbolique : une innovation mondialement annoncée, absente en Europe.La Commission européenne, de son côté, devra trancher : accepter ces retards comme inévitables, ou considérer qu’ils relèvent d’une politique d’entrave dissimulée. Dans cette série de bras de fer, le cas AirPods Pro 3 n’est qu’un nouvel épisode… mais il illustre à quel point l’interopérabilité, la gouvernance de l’IA et la protection des données sont devenues des champs de bataille industriels.
Ce que dit réellement le DMA
Article 6 : « Le contrôleur d’accès met à disposition des utilisateurs professionnels, gratuitement et en temps réel, un accès aux données générées dans le cadre de l’utilisation des services de plateforme. »Article 7 : « Le contrôleur d’accès garantit l’interopérabilité des fonctions de base du système d’exploitation avec les services ou les logiciels tiers. »
Ces articles ne s’appliquent pas directement à la fonction de traduction vocale, sauf si elle est réalisée via un assistant vocal, une plateforme de service ou une API privative.