La Commission européenne a ouvert, à l’été 2025, une vaste consultation publique sur l’avenir du Digital Markets Act (DMA), dix-huit mois après son entrée en application. L’objectif est de dresser un premier bilan de l’efficacité du régime et envisager ses évolutions pour tenir compte de l’essor de l’intelligence artificielle, des attentes des entreprises utilisatrices et des nouvelles formes de domination numérique.
Adopté en 2022 et entré en vigueur en mai 2023, le Digital Markets Act constitue l’un des piliers de la stratégie numérique de l’Union européenne. Il vise à encadrer les pratiques des « contrôleurs d'accès » (gatekeepers), ces plateformes qui détiennent un pouvoir de marché écrasant et peuvent fausser la concurrence. Six groupes sont aujourd’hui concernés : Alphabet, Amazon, Apple, ByteDance, Meta et Microsoft, pour 22 services au total, allant des systèmes d'exploitation mobiles aux métamoteurs publicitaires.
Si le DMA fixe des obligations précises (non-préférence, portabilité des données, interdiction de certaines pratiques discriminatoires), son application concrète soulève déjà des difficultés. Plusieurs enquêtes ont été lancées dès mars 2024 pour vérifier la conformité des plateformes, sans qu’aucune sanction ne soit encore prononcée. De nombreux observateurs dénoncent une forme de « co-construction réglementaire » qui ralentit la mise en œuvre.
Une révision anticipée pour un régime plus adaptatif
La consultation lancée par la Commission européenne en juillet 2025 s'inscrit dans une logique de révision anticipée, prévue à l'article 53 du DMA. Elle interroge les parties prenantes sur cinq axes majeurs : les résultats obtenus en matière de concurrence, l'impact sur les utilisateurs professionnels et finaux, la pertinence des obligations existantes, la portée du champ d’application, et les ajustements nécessaires pour tenir compte des évolutions technologiques, en particulier de l'intelligence artificielle.
Un point saillant de cette consultation concerne l'éventuelle extension de l'article 7 sur l'interopérabilité des services de messagerie aux réseaux sociaux. Cela pourrait contraindre les plateformes à ouvrir leurs API, au nom de la contestabilité du marché, avec des conséquences profondes sur la façon dont les services de communication sont conçus et réglementés.
Un DMA « IA-compatible » en construction
La nouveauté majeure de cette révision réside dans l'intégration explicite de l'intelligence artificielle. La Commission souhaite recueillir des avis sur la manière dont le DMA pourrait soutenir un écosystème européen d'IA plus concurrentiel, sans reproduire les effets de verrouillage déjà observés avec les plateformes numériques classiques. Elle pose ainsi la question de l'accès à la donnée, aux interfaces, aux modèles, mais aussi de la transparence des systèmes et de la supervision algorithmique.
Dans ce contexte, certains analystes plaident pour une convergence entre DMA, AI Act et Data Act, afin de construire un socle cohérent de régulation. La réflexion porte notamment sur les modèles fondamentaux (foundation models) intégrés aux services contrôlés, qui pourraient relever à la fois de plusieurs régimes. Le DMA pourrait, à terme, imposer des obligations de portabilité ou d'interconnexion entre agents IA.
PME, marchés de niche et souveraineté numérique
L’un des enjeux clés de cette révision concerne les retombées du DMA pour les PME européennes. Si le cadre est conçu pour les protéger des abus de position dominante, certains acteurs dénoncent une complexité d’accès aux recours, voire un effet contre-productif en matière d’innovation. La consultation invite donc les entreprises utilisatrices à témoigner des bénéfices ou limites du dispositif actuel.
Les marchés verticaux (santé, finance, industrie) sont particulièrement concernés, dans la mesure où l'interopérabilité des services et la neutralité des plateformes sont des leviers d'ouverture à la concurrence. Le DMA pourrait également servir de levier pour renforcer la préférence européenne en matière d'infrastructure numérique, en incitant les grandes plateformes à recourir à des offres locales conformes aux standards de l'Union (SecNumCloud, eIDAS, etc.).
Vers un DMA 2.0 plus agile et sectorisé ?
La Commission n’exclut pas de revoir la liste des services de plateforme « cœur de métier » concernés par le DMA, en fonction des pratiques observées et des nouveaux modèles émergents. Des ajustements ciblés sur les obligations (art. 5, 6 et 7) sont également à l’étude, afin de mieux répondre à la diversité des marchés et des usages. Plusieurs experts militent pour une logique plus sectorielle, qui permettrait d'adapter les contraintes aux spécificités (distribution, cloud, interfaces vocales, etc.).
Enfin, la gouvernance du DMA pourrait être renforcée via des instances de supervision indépendantes, ou des mécanismes de co-régulation plus structurés avec les écosystèmes locaux. Le succès du DMA 2.0 pourrait dépendre de sa capacité à conjuguer exigence juridique et agilité réglementaire, dans un environnement technologique en perpétuelle mutation.
Quel bénéfice pour les entreprises utilisatrices ?
Dans sa forme actuelle, le DMA reste peu perceptible pour de nombreuses entreprises utilisatrices, notamment dans le B2B. Pourtant, ses effets potentiels sont loin d’être marginaux : accès plus équitable aux places de marché, visibilité non biaisée dans les moteurs, portabilité des données entre services, réduction de la dépendance à un seul fournisseur. L'enjeu pour 2026 sera de mieux faire connaître ces avancées et de les traduire en avantages mesurables : maîtrise des coûts, sécurité des flux, choix stratégiques renforcés.
La révision en cours ouvre donc une fenêtre d'opportunité pour redonner du pouvoir d’arbitrage aux DSI et aux directions achats dans leur relation aux grands fournisseurs numériques. Encore faut-il que les nouvelles dispositions réglementaires soient pensées avec eux, pour eux.