La multiplication des ruptures technologiques, l’intensification des tensions géopolitiques et les exigences de transition écologique conduisent les gouvernements à revoir en profondeur leurs politiques d’innovation. L’édition 2025 des Perspectives de l’OCDE met en lumière les leviers d’une gouvernabilité rénovée : renseignement stratégique, laboratoires d’expérimentation et bacs à sable réglementaires s’imposent comme les fondations d’une action publique plus agile, fondée sur la preuve et l’itération.

Élaboré par le Comité de la politique scientifique et technologique de l’OCDE, ce rapport structure une vision renouvelée de l’élaboration des politiques STI. Il ne s’agit plus seulement de définir des priorités scientifiques, mais de repenser les processus de décision eux-mêmes. Cette recomposition repose sur l’acceptation d’une réalité instable, sur la capacité à tester des mesures dans des environnements contrôlés, et sur la mise en œuvre de mécanismes de correction rapide. La transformation institutionnelle devient aussi critique que l’innovation technologique.

Dans un monde où l’incertitude domine, la gestion de l’imprévisibilité devient une fonction stratégique. Elle est compliquée par la complexité des sociétés modernes, qui raisonnent en interactions croisées entre technologie, réglementation, industrie, sécurité et souveraineté, droits humains et société. Ces facteurs s’entremêlent dans les débats infinis et conditionnent la réussite ou l’échec d’une politique d’innovation. Par exemple, le développement de l’intelligence artificielle dans les systèmes de santé ne peut être évalué sans prendre en compte les règles d’accès aux données médicales, les tensions entre usages publics et privés, les modèles économiques des plateformes, ou encore les attentes sociales en matière d’éthique et de transparence.

Les approches cloisonnées sont de moins en moins efficaces

De même, l’adoption de technologies bas carbone dans l’industrie dépend simultanément de la fiscalité énergétique, des chaînes d’approvisionnement en métaux critiques, des normes européennes, et des trajectoires d’investissement des grands groupes industriels. Ceci sans compter les débats sociétaux et écologiques. Ces enchevêtrements créent des effets de seuil, des verrouillages et parfois des boucles de rétroaction inattendues.

Pour les gouvernements, cela signifie que la planification linéaire sur plusieurs années, et les approches sectorielles cloisonnées sont de moins en moins efficaces. Il devient nécessaire de cartographier les interdépendances, d’anticiper les effets systémiques, et de piloter l’innovation à partir d’une compréhension élargie des dynamiques de coévolution entre technologie, société et régulation. Le besoin, selon l’OCDE, se fait sentir de construire des mécanismes plus réactifs, capables de s’ajuster au fil des signaux émergents, sans renoncer à l’ambition structurelle.

Ce besoin d’agilité s’est traduit, dans plusieurs pays, par la mise en place de laboratoires d’innovation publique. Ces structures permettent de tester des politiques à petite échelle, dans des environnements maîtrisés, avant tout déploiement national. Ce principe d’expérimentation progressive, parfois désigné sous le terme anglo-saxon de test-and-learn, repose sur un cycle court : concevoir, tester, observer, adapter. Loin d’être de simples cellules d’innovation, ces laboratoires jouent aujourd’hui un rôle central dans la transformation de l’action publique. Ils fournissent des données concrètes, identifient les effets de bord et permettent de co-construire des dispositifs plus robustes avec les usagers et les parties prenantes. En remplaçant les approches descendantes par des cycles d’apprentissage incrémental, ils contribuent à construire une culture de la preuve au sein des administrations.

La prospective, un instrument d’orientation opérationnelle

Le rapport insiste sur le caractère désormais incontournable du renseignement stratégique. Il ne s’agit plus de produire des rapports généraux sur l’avenir, mais d’alimenter les décisions à court et moyen terme avec des analyses exploitables, fondées sur des données vérifiables. Cette montée en compétence analytique repose sur trois piliers : des bases de données dynamiques, des outils d’analyse algorithmique et une capacité institutionnelle à traduire les signaux faibles en choix politiques.

Les applications concrètes se multiplient. Plusieurs gouvernements mobilisent l’intelligence artificielle pour analyser les corpus de brevets, détecter les technologies convergentes ou modéliser les chaînes d’approvisionnement critiques. D’autres investissent dans la visualisation interactive des écosystèmes d’innovation ou la construction de jumeaux numériques territoriaux. Ces dispositifs redonnent à l’État une capacité d’anticipation fondée sur l’observation plutôt que sur la conjecture.

Les laboratoires d’innovation deviennent des bras armés de la décision

Longtemps cantonnés à des initiatives ponctuelles, les laboratoires d’innovation publique s’institutionnalisent. L’OCDE recense plusieurs structures ayant changé d’échelle, comme Vinnova en Suède, ou les dispositifs de France Expérimentation. Ces entités permettent de simuler les effets de politiques complexes, de tester des incitations dans des environnements limités, ou d’accompagner l’adaptation réglementaire aux innovations de rupture.

Leur valeur ajoutée réside dans la possibilité d’associer les administrations, les entreprises, les chercheurs et les citoyens à un cycle d’essai (évaluation – adaptation). Ce processus favorise une logique de co-construction, tout en réduisant le coût d’un éventuel échec. Ces laboratoires s’appuient sur des protocoles méthodologiques rigoureux, mais conservent une capacité d’ajustement rapide. Ils participent ainsi à la fabrication d’une culture de l’expérimentation dans l’action publique.

Les essais contrôlés redéfinissent les bases de la légitimation

Parmi les méthodes promues, les essais contrôlés aléatoires occupent une place croissante. Largement utilisés dans les politiques sociales ou sanitaires, ils commencent à s’appliquer aux politiques d’innovation. Ils permettent de mesurer l’efficacité relative de dispositifs de soutien, comme les crédits d’impôt R&D, les subventions aux startups ou les plateformes d’innovation territoriale.

Ces démarches apportent des éléments de preuve plus robustes que les évaluations ex post classiques. Elles rencontrent toutefois plusieurs obstacles , dont les coûts logistiques, la complexité des protocoles, et la difficulté à généraliser les résultats. L’OCDE propose de les intégrer progressivement, dans un cadre méthodologique partagé et soutenu par des capacités d’analyse statistique internes. Ces essais changent la nature de la décision publique, qui ne s’appuie plus uniquement sur l’intuition politique ou la négociation d’experts, mais sur des résultats observables et reproductibles.

Articuler expérimentation locale et déploiement national

L’une des recommandations fortes du rapport porte sur la mise en œuvre effective des résultats issus des expérimentations. Trop souvent, les initiatives pilotes restent sans suite, faute de mécanismes d’extension à l’échelle. L’OCDE insiste sur la nécessité de construire une chaîne de valeur complète, depuis la conception du test jusqu’à sa possible généralisation. Cela suppose de définir des critères de passage à l’échelle, d’articuler les budgets expérimentaux aux budgets sectoriels, et de créer des instances de validation transversales.

Cette approche appelle également une transformation des modes de fonctionnement internes à l’État. Il devient indispensable de former les cadres publics aux méthodes d’analyse de données, de renforcer la culture de la preuve dans les cabinets ministériels, et de fluidifier les circuits de coordination interministérielle. L’expérimentation ne suffit pas si elle n’est pas suivie d’une capacité de mise en œuvre. C’est cette articulation entre local, agile et stratégique qui permet à l’action publique de retrouver de la crédibilité dans la conduite des transitions.

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