Dans un paysage technologique retourné par les recompositions géopolitiques, le CEA List montre comment un institut de recherche peut devenir un véritable levier de souveraineté numérique. IA responsable, cybersécurité certifiable, jumeaux numériques, continuité edge to cloud et calcul quantique composent une trame cohérente où la recherche publique se transforme en infrastructure stratégique au service des industriels français et européens.

Au moment où les relations transatlantiques se tendent et où la dépendance aux technologies américaines devient un risque assumé dans les discours politiques, CEA List revendique un positionnement cristallin. L’institut rassemble environ 1 000 ingénieurs et techniciens, dispose d’un budget de plus de 130 millions d’euros et s’appuie sur un portefeuille de 2 122 brevets, avec près de 80 nouveaux dépôts pour la seule année 2024. Plus de 200 partenaires R&D industriels collaborent chaque année avec ses équipes, dans un cadre structuré par le label Carnot renouvelé et par une forte présence dans les projets européens.

Le Commissariat met en avant quatre grands programmes de recherche qui couvrent l’essentiel des enjeux numériques de la décennie en cours. L’ingénierie de systèmes et les jumeaux numériques pour modéliser des systèmes complexes de la puce au réseau énergétique, l’intelligence artificielle responsable pour concilier performance, frugalité et vérifiabilité, le calcul avancé et les systèmes distribués pour structurer le continuum edge to cloud, enfin l’instrumentation et la robotique pour l’usine du futur. L’ensemble est orienté vers le transfert vers l’industrie, avec des filières prioritaires clairement identifiées comme la défense, la santé, le nucléaire ou les infrastructures critiques.

Un institut au cœur de la souveraineté numérique

La première lecture stratégique du rapport tient dans la façon dont CEA List se positionne comme colonne vertébrale de la souveraineté numérique française et européenne. L’institut est au premier plan des nouveaux Programmes et équipements prioritaires de recherche, par exemple l’Agence de programme ASIC qui couvre les composants, les systèmes et les infrastructures numériques. CEA List codirige avec Inria le programme dédié aux circuits intégrés pour l’IA et contribue à l’Agence de programme Numérique sur l’évaluation des modèles d’IA et les jumeaux numériques, ce qui lui donne un rôle structurant sur la manière dont l’Europe conçoit, teste et certifie ses briques critiques.

Cette fonction d’architecte s’observe aussi dans les grandes infrastructures européennes. Le projet DECIDE, inscrit dans le Chips Act, prévoit la mise en place d’une plateforme virtuelle de conception de circuits intégrés, photoniques et quantiques, dotée d’un budget de 25 millions d’euros, de 12 partenaires et de 4 lignes pilotes. Objectif concret : donner aux jeunes pousses et aux PME européennes un accès structuré aux outils de conception, aux modèles de composants et aux moyens préindustriels, afin qu’elles puissent développer leurs propres puces plutôt que de se contenter de briques venues d’ailleurs.

IA responsable et vérifiable pour systèmes critiques

Sur le terrain de l’intelligence artificielle, CEA List privilégie une approche résolument industrielle et mesurable. La victoire au challenge EvalLLM 2024 organisé par l’Agence ministérielle pour l’IA et la Défense illustre cette orientation. Avec un modèle de type encodeur GLiNER, beaucoup plus compact que les modèles géants, les équipes ont obtenu de meilleurs scores que GPT 4o pour l’extraction d’entités nommées en français dans un environnement à très peu d’exemples annotés. Dans un contexte où la plupart des discours se focalisent sur la taille des modèles, cette démonstration montre qu’une IA frugale, bien entraînée et bien évaluée peut rendre des services très concrets en veille, conformité ou analyse de risque, y compris pour la défense.

La même logique de fiabilité se retrouve dans les travaux sur la vérification formelle des réseaux de neurones. Avec l’outil PyRAT, CEA List propose une méthode d’interprétation abstraite capable de prouver qu’un modèle de perception embarqué reste stable sous des perturbations réalistes, par exemple pour la reconnaissance de panneaux routiers par un véhicule ou l’évitement de collision pour un drone. La deuxième place acquise à la compétition internationale VNN Comp 2024 confirme que la solution ne relève pas du simple prototype académique, mais d’un socle méthodologique pour la certification de systèmes d’IA critiques dans l’industrie automobile, l’énergie ou l’aéronautique.

Cybersécurité : du logiciel au silicium

La cybersécurité est un autre fil rouge de l’activité 2024, abordée du code applicatif jusqu’aux micro architectures de processeurs. Sur la couche matérielle, la méthode µArchiFI et le projet TwinSec marquent une étape importante. En combinant modélisation RTL, modèles de fautes et partitionnement k Fault resistant, les équipes ont pu analyser la robustesse du processeur sécurisé OpenTitan face à des attaques par injection de fautes et démontrer la correction d’une vulnérabilité précédemment inconnue. Cette capacité de qualification pré silicium réduit les coûts de certification, améliore la conception des éléments sécurisés et renforce l’autonomie européenne sur des composants largement utilisés dans les cartes à puce, les objets connectés ou les équipements industriels.

Sur la couche logicielle, les environnements Frama C et BINSEC servent de base à une stratégie assumée de souveraineté dans l’évaluation des logiciels de sécurité. BINSEC applique l’exécution symbolique au binaire pour identifier les failles réellement exploitables et en déduire des contraintes logiques minimales qui réduisent la surface d’attaque, tandis que Frama C et ses greffons MetACSL ou WP permettent de prouver formellement des propriétés comme la confidentialité ou l’intégrité. Cette approche a permis à des industriels comme Idemia ou Thales d’obtenir des certifications Common Criteria de niveau EAL 6 et EAL 7, avec reconnaissance explicite de Frama C par l’ANSSI, ce qui place la France dans une position singulière pour auditer ses propres solutions sans dépendre d’outils opaques.

Continuité numérique et edge to cloud pour l’industrie

Le rapport consacre une place importante à la continuité numérique du terrain jusqu’au nuage, désormais au cœur des stratégies industrielles. Les projets OTPaaS et Data4Industry X financés dans le cadre de France 2030 en sont des exemples emblématiques. OTPaaS réunit 12 partenaires autour d’un budget de 50 millions d’euros pour transformer les traitements en silos de terrain en une plateforme native compatible Gaia X, adaptée à la convergence OT IT et à la numérisation des ateliers. Data4Industry X complète cette approche avec un budget de 37 millions d’euros consacré au contrôle des échanges de données entre sites industriels et nuages distants, avec des solutions fédérées et économiques pour des systèmes d’information hétérogènes.

Au niveau des démonstrateurs, la plateforme PRISM illustre le passage du concept à la pratique. Avec des investissements supplémentaires de 2,5 millions d’euros en 2024 et l’ouverture prochaine du laboratoire R2I de 600 mètres carrés dédié à la robotique interactive, les industriels peuvent tester des scénarios d’usine du futur, valider des architectures robotiques ou probantes et préparer une intégration progressive dans leurs sites. Pour les directions informatiques et industrielles, l’enjeu ne se limite plus à choisir un fournisseur de robots ou de services cloud, mais à orchestrer une continuité numérique qui relie capteurs, automatismes, jumeaux numériques et services d’analyse avancée dans un cadre souverain.

Quantique et infrastructures critiques, terrains d’expérimentation

Sur le volet calcul quantique, CEA List renforce son rôle d’interface entre laboratoires académiques et usages industriels. Le programme Q Loop, doté de 40 millions d’euros de financement public et de 25 millions d’euros privés, associe fabricants de semiconducteurs, jeunes pousses quantiques et organismes de recherche pour développer l’électronique de contrôle et de lecture des processeurs quantiques. La Maison du Quantique en Île de France et le programme HQI fournissent le cadre dans lequel CEA List prépare des cas d’usage concrets et des algorithmes adaptés aux besoins de la chimie, de l’optimisation industrielle ou de la logistique, en vue de futurs systèmes hybrides combinant supercalculateurs classiques et accélérateurs quantiques.

L’exemple de NACRE, jumeau numérique développé avec RTE pour concevoir le futur système de conduite du réseau de transport d’électricité, illustre la même logique d’ingénierie de confiance appliquée aux infrastructures critiques. À partir de Papyrus, l’équipe a construit une plateforme de modélisation et de simulation qui combine architecture de contrôle, architecture de calcul et réseau, scénarios d’événements imprévus et état physique du réseau. Deux architectures, centralisée et distribuée, ont déjà été évaluées sur cinq zones de contrôle, avec des critères de sécurité et de performance comme le risque de détérioration de lignes ou de pertes d’énergie. Ce type de dispositif permet à un opérateur de transport d’anticiper l’intégration massive des énergies renouvelables ou des capacités de stockage sans sacrifier la sûreté d’exploitation.

Au total, le rapport 2024 de CEA List renvoie l’image d’un institut qui ne se contente plus d’accumuler des prototypes ou des démonstrateurs, mais qui assemble patiemment les briques d’une souveraineté numérique opérationnelle. Pour les DSI, les architectes systèmes, les responsables industriels ou les acteurs publics, ces travaux esquissent une trajectoire où l’Europe pourrait disposer d’outils complets pour concevoir ses puces, évaluer ses logiciels, certifier ses IA, orchestrer ses données industrielles et expérimenter de nouvelles formes de calcul, sans se couper pour autant des écosystèmes globaux. La valeur métier se mesure autant en productivité et en réduction de coûts qu’en capacité à respecter les contraintes réglementaires, à maîtriser les risques et à garder la main sur les choix technologiques structurants de la prochaine décennie.

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