L’étude BestBrokers 2025 confirme une tendance de fond : les levées de fonds se concentrent sur les start-up B2B actives dans les marché de l'IA. Si la cadence globale ralentit, les valorisations explosent. Derrière cette inflation, un changement de paradigme : l’industrialisation des usages IA et la captation des budgets d’infrastructure redéfinissent les priorités du capital-risque.

Le concept de licorne, soit une jeune entreprise privée valorisée à plus d’un milliard de dollars, s’est imposé comme un baromètre de l’innovation technologique mondiale. Longtemps dominé par des plateformes B2C et des modèles de croissance exponentielle, cet indicateur évolue discrètement vers une nouvelle norme : des start-up à forte intensité technique, centrées sur l’entreprise, l’industrialisation de l’IA et les gains de productivité immédiats. La promesse n’est plus seulement de croître vite, mais de transformer durablement les usages professionnels.

C’est ce basculement que met en lumière l’étude 2025 de BestBrokers, en identifiant 79 nouvelles licornes dont une majorité active dans l’intelligence artificielle ou la technologie d’entreprise. Au-delà de la quantité, ce sont les logiques de valorisation, de spécialisation et d’impact métier qui changent. Derrière ces levées record, se joue une recomposition silencieuse du marché mondial de l’innovation B2B.

La montée en puissance des licornes IA B2B

Sur les 79 nouvelles licornes identifiées par BestBrokers en 2025, 22 relèvent explicitement du champ de l’intelligence artificielle, soit près de 28 %. Ce chiffre atteint 50 % si l’on y ajoute les entreprises positionnées sur la technologie d’entreprise, l’automatisation, la cybersécurité IA ou les plateformes infonuagiques spécialisées. Le clivage entre B2C et B2B s’estompe ainsi au profit d’un continuum d’usages où les outils IA sont directement intégrés dans les processus de décision, de pilotage ou d’analyse des entreprises clientes.

Cette mutation est alimentée par l’évolution des modèles économiques des licornes IA elles-mêmes. À la différence des cycles précédents, les start-up valorisées massivement en 2025 sont moins portées par l’effet d’échelle ou la viralité que par leur capacité à offrir une valeur métier immédiate. C’est le cas d’OpenEvidence, qui accompagne les systèmes hospitaliers dans l’interprétation automatisée des publications scientifiques, ou de Decart, spécialisé dans l’aide à la décision algorithmique pour les analystes financiers.

Des valorisations dopées par l’industrialisation des usages

Ce recentrage sectoriel ne suffit pas à expliquer l’inflation des valorisations. Ce sont surtout les effets d’entraînement liés à l’industrialisation de l’IA qui nourrissent la frénésie actuelle. Du côté des investisseurs, la généralisation des usages agents, copilotes et interfaces conversationnelles crée un effet d’urgence : les fonds cherchent à se positionner tôt sur les fournisseurs de briques critiques : la contextualisation, l’interaction, l’intégration métier, l’infrastructure IA-ready.

Parmi les cas emblématiques, Thinking Machines Lab, originaire des Philippines, a franchi le seuil des 12 milliards USD de valorisation grâce à sa capacité à concevoir des agents IA déployables sur des données propriétaires, avec compatibilité périphérique. Ce type de positionnement attire aussi les entreprises clientes, en quête de solutions sûres, intégrables et évolutives. À la clé, un raccourcissement des cycles d’adoption, une réduction du time-to-value et une accélération de la bascule vers des architectures orientées agents.

Concentration géographique et fragmentation des usages

La carte mondiale des nouvelles licornes reste largement dominée par les États-Unis (53 sur 79). Néanmoins, les zones d’innovation se diversifient, notamment en Asie, où l’Inde, Singapour et les Philippines émergent avec des modèles hybrides mêlant IA, infonuagique souverain et services décentralisés. L’Europe reste plus timide, même si la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni sont représentés dans l’étude.

Ce déséquilibre cache cependant une fragmentation des usages. En Amérique du Nord, les licornes visent majoritairement l’infrastructure, la cybersécurité et les interfaces. En Asie, l’accent est mis sur les usages adaptés aux environnements contraints — le calcul en périphérie, les langues locales, les parcs hétérogènes. En Europe, les enjeux de conformité, de portabilité et d’intégration verticale structurent les offres, ce qui rend plus difficile une valorisation rapide, mais plus pérenne à long terme.

Une Europe encore prudente, mais structurante

Si l’étude BestBrokers illustre la domination américaine dans la production de licornes IA — 53 sur 79 en 2025 — elle met aussi en lumière une forme de présence européenne plus discrète, mais pas anodine. La France, l’Allemagne et le Royaume-Uni figurent dans le classement, aux côtés de quelques acteurs nordiques et néerlandais. Mais les jeunes pousses européennes accèdent rarement au statut de licorne sur des promesses spéculatives. Elles se positionnent plutôt sur des usages différenciants, ancrés dans les contraintes sectorielles ou réglementaires. C’est notamment le cas dans la cybersécurité, l’optimisation énergétique, l’aide à la décision industrielle ou la gestion des données sensibles. Ce positionnement correspond aux attentes d’un marché B2B plus mature, attentif aux garanties d’interopérabilité, de conformité et de résilience, en particulier dans les secteurs fortement régulés.

L’Europe souffre toutefois d’un double effet ciseau : d’un côté, une fragmentation des dispositifs de financement et d’accompagnement, qui freine l’émergence d’acteurs paneuropéens dotés d’un accès massif au capital ; de l’autre, une surcouche réglementaire qui, bien qu’indispensable à la souveraineté, peut ralentir le time-to-market. Pourtant, plusieurs signaux montrent une volonté d’accélérer. En France, la mission French Tech 2030 soutient activement les champions de l’IA. L’Allemagne intensifie ses efforts autour de l’IA industrielle. Et des acteurs comme Mistral, Owkin ou Aleia visent clairement une croissance rapide adossée à des cas d’usage en expansion. Dans ce contexte, l’Europe pourrait jouer une carte originale, celle d’un écosystème de licornes à valeur stratégique, combinant l’excellence technologique, à l’ancrage local et à la gouvernance responsable. Une approche plus lente peut-être, mais mieux alignée sur les enjeux de transformation à long terme.

Vers une bulle ou une consolidation stratégique ?

Le retour des valorisations élevées interroge. Plusieurs analystes évoquent une possible « bulle IA B2B », alimentée par la quête de licornes à impact rapide. La multiplication des ultra‑licornes, valorisées à plus de 5 milliards, voire d’hectocornes — au-delà de 100 milliards — repose sur des anticipations fortes de rentabilité, qui ne seront tenables que si les modèles d’affaires parviennent à passer à l’échelle sans effets de seuil.

En parallèle, la consolidation du secteur s’accélère. De nombreuses licornes IA deviennent des cibles pour les géants du nuage, les intégrateurs ou les éditeurs métiers. À court terme, cette convergence pourrait rationaliser le marché. Mais à plus long terme, elle pose la question de la captation de valeur : qui maîtrisera les interfaces, les protocoles, les contextes ? Et qui bénéficiera réellement de l’automatisation des usages de l'IA ?