Alors que Donald Trump envisage de réserver les puces Blackwell aux seuls acteurs américains, l’étude d’Accenture sur l’IA souveraine révèle les limites des ambitions européennes. Si la majorité des organisations exprime sa volonté de renforcer le contrôle sur les données, peu d’entre elles traduisent cette exigence en priorité stratégique. Le compromis entre résilience réglementaire et accès à l’innovation mondiale reste l’équation à résoudre.

L’annonce de Donald Trump de bloquer l’accès des entreprises européennes aux futurs processeurs Blackwell de Nvidia s’ajoute à une série de signaux d’alerte. L’Europe ne découvre pas sa dépendance technologique, mais elle en mesure plus crûment les conséquences industrielles. Dans ce contexte, le nouveau rapport publié par Accenture vient éclairer les dynamiques à l’œuvre autour de l’intelligence artificielle souveraine. Il révèle une progression rapide des attentes des entreprises européennes en matière de contrôle des données, sans pour autant qu’un alignement stratégique clair ne se dégage.

Selon l’étude, 62 % des organisations européennes déclarent rechercher des solutions d’IA souveraine, un chiffre qui tombe à 55 % pour la France. Cette tendance s’explique principalement par les incertitudes géopolitiques et les contraintes réglementaires, qui touchent plus fortement les secteurs sensibles comme la banque (76 %), les services publics (69 %) ou les infrastructures critiques (70 %). Le paradoxe souligné par Koen Deryckere, président d’Accenture France et Benelux, est que « la majorité des technologies d’IA proviennent de l’étranger », rendant l’autonomisation difficile à conjuguer avec les exigences de compétitivité.

Des investissements en hausse mais une gouvernance encore fragile

Cette logique défensive imprègne les stratégies. En moyenne, seules 36 % des données traitées par les organisations européennes exigeraient une approche souveraine, et moins de 20 % des entreprises considèrent ce sujet comme un levier de compétitivité. Loin d’une doctrine industrielle partagée, la souveraineté reste souvent cantonnée à un objectif de conformité ou de protection, rarement formulé comme un facteur de différenciation.

Les intentions d’investissement en matière d’IA souveraine progressent : 60 % des organisations européennes prévoient d’augmenter leurs budgets d’ici deux ans, notamment en Allemagne (73 %), en Italie (71 %) ou en Suisse (64 %). La France, avec 44 %, apparaît en retrait, ce qui traduit une certaine hésitation stratégique, voire une difficulté d’alignement entre niveaux décisionnels. Accenture pointe d’ailleurs un déficit d’implication des directions générales, puisque seules 16 % des entreprises européennes en ont fait une priorité de gouvernance, un chiffre qui chute à 11 % pour la France.

Cette fragmentation décisionnelle freine les approches coordonnées, et renforce la perception d’une souveraineté à géométrie variable. Elle rend également difficile la mutualisation des efforts entre grands groupes et PME, alors même que 70 % des répondants estiment nécessaire d’accompagner les petites structures dans leur transition vers des solutions souveraines.

Vers des architectures hybrides ajustées aux cas d’usage

Accenture milite pour une vision pragmatique, fondée sur la gradation des exigences de contrôle. Pour certains usages, une simple localisation des données suffit. Pour d’autres, notamment dans les secteurs sensibles, une souveraineté complète est requise, incluant le chiffrement, la propriété des modèles, voire l’isolement des systèmes. Cette approche modulaire se retrouve dans les projets menés avec Telia Cygate en Suède, ou avec Nebius à Amsterdam, fournisseur de cloud spécialisé dans les infrastructures IA sur mesure, éco-conçues et réparties entre Europe et Moyen-Orient.

Koen Deryckere insiste sur cette flexibilité : « L’approche souveraine de l’IA ne vise pas à tout centraliser au même endroit. Il s’agit de faire des choix en fonction du niveau de contrôle souhaité, tout en profitant de l’innovation offerte par certains fournisseurs non européens. » Ce modèle hybride suppose cependant une gouvernance fine, une capacité de pilotage multi-cloud et des compétences internes élevées, autant de conditions encore inégalement remplies.

Les institutions appelées à jouer un rôle moteur

Près de trois quarts des répondants européens considèrent que les institutions publiques, en particulier la Commission européenne, ont un rôle central à jouer dans la structuration de l’écosystème IA souverain. Les leviers attendus vont des investissements directs aux régulations sectorielles, en passant par la commande publique et les dispositifs de labellisation. Cette attente traduit une reconnaissance croissante du caractère géopolitique de la question, dans un contexte où les États-Unis et la Chine consolident leurs écosystèmes par des mesures restrictives ou protectionnistes.

Cette nouvelle donne pourrait ouvrir une phase de consolidation européenne, à condition d’éviter les effets d’aubaine ou les fragmentations nationales. La normalisation technique, l’interopérabilité des standards et la montée en puissance de fournisseurs européens crédibles constituent autant de prérequis pour passer d’une souveraineté défensive à une souveraineté stratégique assumée.

Redéfinir la souveraineté comme stratégie de compétitivité

L’étude Accenture plaide in fine pour une transformation de la conception même de la souveraineté. Il ne s’agirait plus seulement de se protéger des intrusions ou des dépendances, mais de construire un modèle différenciant, aligné avec les objectifs d’innovation, de croissance et de résilience. Cette souveraineté compétitive suppose d’impliquer les directions générales, de bâtir des architectures adaptables et de sortir d’une opposition stérile entre technologie locale et innovation globale.

Dans un contexte marqué par le resserrement des politiques d’exportation américaines, par l’affirmation de la Chine comme alternative technologique intégrée, et par la fragmentation croissante du marché mondial de l’IA, l’Europe doit accélérer ses arbitrages. L’IA souveraine ne se résume plus à un enjeu de conformité, elle devient un test grandeur nature de sa capacité à articuler innovation et autonomie dans un monde multipolaire.

publicité