Le dernier baromètre de l’état d’esprit des CEO de KPMG révèle que l’industrialisation de l’IA bouleverse en profondeur la chaîne de décision, la gouvernance et la valeur créée au sein des entreprises. L’enjeu ne se limite plus à l’expérimentation mais se joue désormais dans l’orchestration et le contrôle de plateformes intelligentes, avec en toile de fond une intensification des risques de verrouillage, des exigences accrues en matière de sécurité et une compétition mondiale sur les talents et les infrastructures. Les directions générales arbitrent entre gains d’efficacité, maîtrise des risques et souveraineté technologique.
L’ère de l’expérimentation isolée cède la place à une dynamique d’orchestration intégrée, qui redéfinit la notion même de plateforme intelligente. Selon le baromètre KPMG « Vers l’entreprise intelligente », plus de 71 % des dirigeants déclarent avoir constaté une amélioration tangible de l’efficacité opérationnelle grâce à l’IA. Pourtant, rares sont ceux qui franchissent le seuil de l’industrialisation. La création de valeur reste concentrée sur une minorité d’acteurs capables de déployer l’IA à l’échelle, de piloter la convergence entre données, automatisation et décisions, et d’intégrer ces outils dans une infrastructure de confiance. Les directions générales se retrouvent à la croisée des chemins, contraintes de revisiter leurs modèles de gouvernance pour sécuriser l'adoption de l’IA tout en préservant leur agilité stratégique.
L’étude KPMG met en lumière une évolution structurelle dans laquelle l’IA n’est plus seulement un levier d’expérimentation, elle devient le moteur d’un nouveau cycle industriel. Plus de 1 400 dirigeants interrogés, répartis sur huit secteurs, confirment la généralisation des investissements, avec des priorités marquées pour l’orchestration à grande échelle et la modernisation des systèmes hérités. Les chiffres sont éloquents est la valeur mondiale identifiée des projets IA, qui atteint désormais 1 047 milliards de dollars, ainsi que les gains d’EBITDA anticipés oscillent entre 4 % et 18 %, toutes industries confondues. Ce mouvement s’accompagne d’une redéfinition du rôle des directions générales, qui se voient attribuer une responsabilité croissante dans le pilotage des architectures technologiques et dans l’alignement entre innovation, sécurité et création de valeur.
Arbitrer entre création de valeur et verrouillage des plateformes
Dans ce contexte, l’exemplarité des entreprises dites « intelligentes » repose sur leur capacité à passer du stade « Enable » (habiliter), à « Embed » (intégrer), puis à « Evolve » (évoluer). Seules celles qui maîtrisent la transition vers une orchestration fluide de l’IA sur l’ensemble de la chaîne de valeur parviennent à transformer les promesses technologiques en avantage concurrentiel. La question du verrouillage (lock-in) se pose alors de manière inédite, car il ne s’agit plus seulement d’éviter la dépendance à une technologie propriétaire, mais de piloter une architecture vivante, intégrant plusieurs plateformes, API et solutions sectorielles, tout en garantissant la sécurité et l’interopérabilité des données.
L’adoption massive des plateformes intelligentes intensifie le risque de verrouillage, qu’il soit technologique, contractuel ou organisationnel. Selon le CEO Outlook 2025, plus de 70 % des PDG identifient la question du lock-in comme un enjeu stratégique majeur, en particulier dans un contexte de multiplication des partenariats technologiques, de recours croissant au cloud et d’intégration accélérée des solutions IA externes. Les directions s’interrogent sur la capacité à piloter une stratégie multi‑fournisseur sans compromettre la cohérence des systèmes d’information ni la confidentialité des données.
Les arbitrages deviennent plus complexes : les entreprises, les administrations et les fournisseurs de services recherchent à la fois la flexibilité d’une plateforme ouverte, la sécurité d’une gouvernance maîtrisée et la possibilité de personnaliser les solutions sans multiplier les dépendances. Les études KPMG insistent sur la nécessité de huit leviers stratégiques pour maîtriser le verrouillage : gestion de la donnée, modularité des architectures, portabilité des applications, contractualisation équilibrée, transparence sur la feuille de route technologique, développement interne de compétences, auditabilité des modèles et capacité à réversibilité. Cette grille de lecture s’impose progressivement comme une nouvelle doctrine pour les DSI et les architectes, confrontés à une complexité sans précédent dans la cartographie des risques et des opportunités.
Gouvernance et sécurité : les deux faces de l’orchestration IA
L’intégration de l’IA à l’échelle pose des défis accrus en matière de gouvernance et de sécurité. Les entreprises peinent à garantir la robustesse de leurs dispositifs face à l’accélération des menaces et à l’explosion des surfaces d’attaque liées à la connectivité, à la généralisation des API et à l’usage croissant de solutions IA hébergées dans le cloud. Selon l’étude KPMG, la confiance dans l’IA progresse, mais reste fortement conditionnée par la capacité à démontrer la conformité, la traçabilité et la maîtrise des risques. Seuls 54 % des dirigeants estiment avoir mis en place des contrôles adaptés à la criticité de leurs applications IA.
Les directions générales doivent composer avec une double exigence : d’une part, accélérer l’adoption de l’IA pour préserver leur avantage concurrentiel ; d’autre part, instaurer un cadre de gouvernance qui encadre l’exposition aux risques (cyberattaques, fuites de données, biais algorithmiques, responsabilité juridique). L’enjeu ne se limite plus à la protection des infrastructures, il s’étend à l’ensemble des processus décisionnels, à l’alignement éthique et à la capacité de démontrer une conformité proactive face à des régulations de plus en plus strictes (AI Act, NIS2, DORA).
Les talents, levier et frein de la transformation intelligente
Au cœur de la transition vers l’entreprise intelligente, la question des talents s’impose comme un facteur décisif de réussite. Le CEO Outlook 2025 souligne une pénurie persistante de compétences dans les domaines de l’IA, de la science des données et de la cybersécurité. Plus de 60 % des dirigeants interrogés placent l’attraction, la formation et la rétention des talents technologiques parmi leurs trois priorités stratégiques, anticipant une intensification de la concurrence internationale sur ces profils.
Les entreprises les plus avancées investissent massivement dans la formation continue, l’acculturation des équipes et l’hybridation des compétences métiers/techniques. La création d’écosystèmes ouverts, associant startups, universités, laboratoires et partenaires technologiques, permet de sécuriser l’accès aux innovations tout en limitant le risque de dépendance. Cette dynamique collective favorise l’émergence de nouveaux modèles d’organisation, capables de s’adapter en continu à l’évolution des technologies, des marchés et des régulations.
Perspectives : orchestrer la transformation pour mesurer la valeur créée
La généralisation des plateformes intelligentes rebat les cartes de la valeur créée, des avantages compétitifs et des modèles économiques. Les entreprises, les administrations et les fournisseurs de services qui parviennent à orchestrer l’IA sur l’ensemble de leurs chaînes de valeur s’assurent des gains mesurables de productivité, de réduction des coûts et de sécurisation de leur patrimoine informationnel. L’industrialisation de l’IA ne se décrète pas : elle s’appuie sur la combinaison d’une architecture évolutive, d’une gouvernance robuste, d’une stratégie de gestion des talents et d’un pilotage rigoureux des risques de verrouillage.
À l’heure où l’Europe s’attache à renforcer sa souveraineté technologique, l’enjeu pour les décideurs consiste à dépasser la simple logique de conformité pour instaurer une véritable culture de la maîtrise numérique : auditer ses dépendances, renforcer la résilience organisationnelle, et inscrire l’innovation dans une trajectoire de création de valeur durable. La prochaine étape résidera dans la capacité à évaluer précisément l’apport des plateformes intelligentes, non seulement en termes de performance opérationnelle, mais aussi de résilience, de conformité et d’impact sur l’ensemble de l’écosystème.























