L’IA n’est plus une promesse, mais une réalité tangible dans les processus industriels. C’est ce que démontre l’étude « The Invisible Revolution » publiée par IFS, qui s’appuie sur les réponses de plus de 1 700 dirigeants d’entreprises industrielles à travers le monde. Derrière le vacarme médiatique autour des assistants génératifs et de la productivité individuelle, une transformation profonde se joue sur les lignes de production, dans la gestion des actifs et au cœur des chaînes logistiques. Près de 60 % des entreprises interrogées prévoient d’atteindre un niveau d’intégration dit « AI First » en moins d’un an, contre 32 % actuellement.
Ce basculement s’accompagne d’un glissement vers des formes d’IA plus autonomes : 54 % des entreprises utilisent déjà l’IA automatisée, 45 % l’IA prédictive, et 35 % explorent l’IA agentique, capable de prendre des décisions opérationnelles sans intervention humaine. Loin d’une simple aide à la décision, l’IA devient un moteur d’orchestration en temps réel des activités industrielles. Cette mutation silencieuse reconfigure la structure même des organisations, à un rythme que peu de dirigeants anticipaient.
L’« AI Execution Gap » : quand la stratégie reste sur le quai
Mais l’étude met en lumière un paradoxe inquiétant : si l’IA est bel et bien en cours de déploiement, les entreprises ne sont pas prêtes à en exploiter tout le potentiel. Ce fossé entre ambition et exécution, baptisé « AI Execution Gap », se manifeste à plusieurs niveaux. Seuls 29 % des dirigeants se disent prêts à laisser l’IA prendre des décisions stratégiques de manière autonome. Dans 53 % des cas, les entreprises n’ont toujours pas de stratégie claire en matière d’IA. Et 52 % des répondants estiment que leurs propres équipes de direction ne comprennent pas suffisamment cette technologie pour en guider le déploiement.Ce manque de préparation stratégique freine la généralisation de l’IA, malgré des retours sur investissement très largement positifs : 70 % des entreprises constatent des bénéfices supérieurs à leurs attentes, et 88 % déclarent une amélioration mesurable de leur rentabilité. Le message implicite est clair : ce n’est pas l’IA qui fait défaut, mais la capacité des organisations à s’en saisir efficacement.
La compétence devient la nouvelle infrastructure
L’IA industrielle ne bouleverse pas seulement les outils, mais surtout les métiers. Selon l’étude, 99 % des entreprises devront requalifier tout ou partie de leurs effectifs pour accompagner la transformation. Plus de la moitié des dirigeants anticipent une mise à niveau pour au moins 60 % de leurs salariés, et un tiers évoque un besoin de requalification pour 100 % des équipes. Cette reconfiguration du capital humain conditionne directement la capacité à déployer l’IA à grande échelle.Or, les dispositifs de formation restent insuffisants : seuls 54 % des dirigeants déclarent offrir des programmes structurés, et 65 % estiment que leur entreprise ne maîtrise pas encore les savoir-faire nécessaires. Le défi n’est pas seulement quantitatif, mais aussi culturel. Le passage d’une IA outillée à une IA intégrée suppose une acculturation profonde des métiers, ainsi qu’une refonte des processus RH autour de l’apprentissage continu et de la polyvalence opérationnelle.
La poussée de la « servicialisation »
L’un des effets les plus structurants de cette révolution invisible réside dans l’évolution des modèles économiques. L’étude révèle que 77 % des dirigeants voient l’IA comme un accélérateur de la « servicialisation », c’est-à-dire le passage d’une logique de vente de produits à une logique de fourniture de résultats mesurables — disponibilité, performance, valeur continue. Dans les secteurs à forte intensité capitalistique, l’IA permet d’optimiser l’usage des actifs, d’anticiper les pannes et d’ajuster l’offre en temps réel aux besoins du client.Cette dynamique transforme la nature même de la relation client-fournisseur, avec un glissement vers des engagements contractuels fondés sur la qualité de service plutôt que sur la livraison de biens matériels. Elle ouvre la voie à des formes hybrides d’exploitation, où le pilotage par les données, l’IA embarquée et la supervision décentralisée deviennent la norme. En toile de fond, ce basculement reflète une exigence accrue de flexibilité, de réactivité et de différenciation dans des marchés de plus en plus volatils.
Gouvernance, confiance, supervision : la prochaine bataille sera réglementaire
Malgré les avancées techniques et les gains économiques, la défiance persiste. L’étude indique que 68 % des dirigeants jugent qu’un humain doit valider les décisions prises par une IA. Les biais algorithmiques restent une préoccupation majeure, notamment aux États-Unis (63 %), tandis que la France (77 %) et l’Allemagne (68 %) appellent massivement à la mise en place d’un organisme de régulation international indépendant. Ces chiffres traduisent une tension croissante entre l’automatisation des décisions et l’exigence de transparence, d’auditabilité et de conformité éthique.La gouvernance de l’IA devient ainsi un enjeu stratégique à part entière, non seulement pour les entreprises, mais aussi pour les États et les régulateurs. La capacité à déployer une IA de confiance, traçable, conforme aux réglementations sectorielles et territoriales, deviendra un critère de compétitivité. Dans ce contexte, la souveraineté technologique, la maîtrise des données industrielles et l’indépendance des chaînes logicielles reviennent sur le devant de la scène, avec des implications majeures pour les fournisseurs européens.